mercredi 30 janvier 2019

Crépuscule - nouvelle d'Alain Villefranque






« Accusé, levez-vous ! », ordonne la Juge en guise d’introduction. « J’appelle la première plaignante à exprimer ses griefs ! », enchaîne-t-elle sans attendre. 
« Je viens ici dénoncer le forfait quotidien de l’accusé ! », clame la Nuit. « Car c’est bien quotidiennement que ce gredin vient, sous le faux nom d’Aube, juste avant le lever du jour, se glisser dans mon lit pour arracher un à un les innombrables voiles qui protègent ma pudeur ! ». 
Un « oh ! » de réprobation parcourt la salle s’imaginant l’embarras de la belle ainsi dénudée, jour après jour, contre son gré. 
La juge reprend immédiatement le contrôle de la situation en intimant, d’un coup de maillet sec, le silence à son émotif auditoire. « Second plaignant ! », enchaîne-t-elle pour couper court à toute tentation de contestation. 
« C’est aussi d’un forfait quotidien que je suis victime ! », clame à son tour le Jour. « Dès qu’épuisé par une longue journée de travail, je relâche les feux de ma vigilance, l’accusé en profite pour me couvrir de couches d’obscurité jusqu’à m’engloutir ! ». 
« A mort ! », lance un excité dans la salle, contraignant la Juge à une interruption de séance pour éteindre le début d’incendie provoqué dans le public par cette étincelle qui se répand comme une traînée de poudre. 
A la reprise, la Juge est tendue. Son verdict risque de refaire monter en température la salle dont on sent la tension contenue. 
« Accusé, levez-vous ! Voici mes conclusions : si votre attitude est, d’un point de vue moral, tout à fait condamnable, elle ne l’est pas d’un point de vue juridique. On ne peut la qualifier de vol puisque vous rendez, chaque soir, au Jour, ce que vous avez pris, le matin, à la Nuit. D’un point de vue légal, il s’agit donc d’un simple emprunt, non passible de poursuites ! ». 
Au grand étonnement de la Juge, la salle reste silencieuse, sans doute estomaquée que le double forfait de l’accusé s’annule aux yeux de la Loi. 
« Madame la Juge ! », interpelle une voix forte venue du banc des parties civiles. La Juge reconnait immédiatement l’avocat des ‘Mouvements Idéologiques Unifiés’. Elle lui fait un signe de tête pour l’inviter à poursuivre. 
« Merci, Madame la Juge. Vos conclusions sont bien entendu d’une justesse incontestable. Mais si vous me le permettez, vous n’avez pas poussé leur première partie jusqu’au bout de leur logique. Si vous reconnaissez le caractère immoral de l’accusé, ne doit-il pas être poursuivi pour perversion des esprits ? Comment passer sous silence les conséquences néfastes sur la santé mentale de notre population de ces périodes de pénombre, où on ne distingue plus les hommes des brutes, les femmes honnêtes des gourgandines, les chiens des loups ? Imaginez un Monde parfait où Jour et Nuit se succéderaient sans transition, où tout serait franchement blanc ou noir, où les gris incertains seraient bannis… 
- J’entends bien que ce Monde que vous décrivez ferait l’affaire de vos clients, Maître, mais est-ce bien à la Réalité de se conformer à la vision manichéenne des intérêts que vous défendez ? », tente de recadrer la Juge qui sent la salle de nouveau prête à basculer vers ses plus mauvais penchants. 
« Pensez à notre Jeunesse, Madame la Juge ! Il est de votre devoir de la protéger contre les agissements de l’accusé qui affaiblissent son âme, qui troublent ses certitudes, qui tempèrent ses ardeurs ! », insiste l’avocat en se tournant progressivement vers le public qu’il prend à témoin.

Un « Madame la Juge ! » vient calmer le sourd grondement s’élevant des poitrines offusquées de l’auditoire. C’est l’avocate de la Défense qui demande la parole. La Juge saisit l’occasion de reprendre la main et la presse de continuer. 
« Merci, Madame la Juge ! Je remercie mon cher confrère d’avoir si bien expliqué pourquoi mon client doit être relaxé. Que serait notre Monde sans la silhouette de la biche devinée derrière le bosquet encore plongé dans une demi-obscurité matinale ? Que serait notre Monde sans la courbe d’une anche se découpant dans le jour finissant ? Que serait notre Monde si l’on en chassait les poètes pour laisser carte blanche aux Idéologues ? ». Profitant du bref moment d’enchantement créé par l’avocate, la Juge annonce à une foule encore subjuguée : « Relaxe ! ».  
Le Crépuscule est évacué par une porte dérobée avant que les fanatiques n’aient pu réagir. « Nous ferons appel ! », hurle l’avocat des Mouvements Idéologiques Unifiés avant de sortir, furieux, du Tribunal. 
Alors, un conseil, profitez-en tant que vous le pouvez. Sait-on jamais…






1 commentaire:

  1. Superbe plaidoyer final ! Que vive encore longtemps ce fripon de Crépuscule.

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