vendredi 29 mars 2019

Festin de Mandragore - poème de Gracie de la Nef






Bel homme maudit par tes frères,
toi qui fut un temps fort et fier,
toi qui fut damné par dégoût ,
toi à qui l’on brisa le cou ;
quel coup pendable as-tu joué ?
À qui tes coups ont-ils coûté ?
Était-ce  une femme que tu meurtris ?
Était-ce un semblable, un ami ?
 As-tu senti scrupule amer
quand tu t’es su voué aux vers ?

Bel homme pendu par tes pairs
toi qui flotte enfin dans les airs,
Entends-tu la sombre requête
qui monte à travers les pâquerettes ?

- Je veux de ta peau brune faire conquête...
laisse-toi découler jusqu’à ma bouche.
laisse-moi  savamment savourer
dans la moiteur de cette terre
la dernière semence d’un homme encore vert
qui, de trépas,
terminera en enfer.
Laisse-toi dériver.
Laisse-moi absorber
ta part liquide
en mon antre fibreux.
Je saurai ranimer
au poison de mon feu
les cendres de ton âme.
Je saurai trouver corps
à ton esprit impieux .
Il suffit de céder
avant que le fil ténu
entre muscles et atma
ne vienne à lâcher .

Et le macchabée de répondre :
- Je suis mauvais ; non lâche !
Je préférerais fondre ;
me voir percé d’un pieu !
Plutôt , avec ma mort,
être pendu encore,
écorché, calciné
que de me laisser prendre à ton jeu licencieux –
ô varice carnivore
qui caresse mes pieds.

- Soit , si c’est ton vœu.
Mais prends bien garde alors …
Si, dans ton dernier ébranlement,
tu te berces et t’endors
au bout de ton lacet funeste,
J’insinuerais au fil du rêve
des mirages  indécents.
Je récolterais les restes
de ton agonie lascive.
Je volerais l’albe de sève
dans mes feuilles abusives.
J’obtiendrai par la ruse
ce que tu me refuses.
Ça te surprend Trésor ?
Il faut que je survive ;
que je me perpétue...
Le cri de Mandragore
qui rend fou  et qui tue
résonnera encore ...



jeudi 21 mars 2019

Une Ombre dans le désert - nouvelle de Brigitte Félix






Une ombre m’est apparue dans la lumière du matin, douce et déjà généreuse. Elle s’est attardée sur les reliefs du paysage comme pour attirer mon attention. Mais elle ne l’a pas retenue, pas ce jour. Dans l’intensité lumineuse et la sécheresse de la journée, le soleil a fait renaître les âmes de l’infini où elles s’étaient retranchées. Elles ont donné des signes de leur présence puis avec le couchant se sont atténuées sans pour autant disparaître. La chaleur du feu, le crépitement de quelques branches sacrifiées pour préparer le thé les a fait s’en approcher pour se réchauffer.  « Ce sont les spectres de nos ancêtres dit le vieux en fixant le feu. Là où il y avait la mer, avant ce sable qui garde les traces de leurs pensées.  Puis il tira sur sa pipe dans le silence où seuls les craquements du feu et de la nuit accompagnent la douce respiration de ses bouffées. - Ils sont éphémères et flottent au-dessus des dunes, ils sont insaisissables et fuyants, imprévisibles et inconstants, apparaissent et disparaissent comme autant de mirages. - Et les empreintes que l’on trouve le matin dans l’oued, sont-elles de leurs pieds ? - Peut-être considéra le vieux.  Ses pensées se chahutent un instant puis il ajoute :  - Comme le sable et le vent rend ces âmes instables et les fait voyager. Le vent en emporte certaines pour mieux les redistribuer aux quatre coins du monde dit-il en me regardant. Sinon, comment serions-nous aussi semblables et aussi différents à la fois ? Celles qui restent sont transformées en chimères, en illusions pour mieux te confondre. Elles soupirent dans ton dos lorsque tu es au coin du feu à fumer ou à boire ton thé. Elles attendent le silence du soir pour mieux t’impressionner. Elles se complaisent à faire écho de ta voix, à répandre des rumeurs, des secrets aussi et même des incertitudes. Que leur reste-t-il sinon le soupçon ou le mystère ? »              
Le feu s’est arrêté de crépiter, le vent de feuler. Le murmure est devenu absence. Les âmes aussi sont allées se coucher. Demain, il fera beau. 

Dans la nuit, ton appel m’a réveillé. Plus fort que le vent qui fait claquer le tissu de la tente lorsque dans sa violence, il est porteur d’une tempête de sable. Plus fort que sa blancheur qui éclate dans la nuit, saisissant au passage les rayons de la lune solitaire.  Je t’ai vu dans mon rêve, j’ai su que c’était toi. Tout, autour de ton corps était flou, comme si le peintre avait estompé le décor, tamisé la lumière, laissant apparaître un paysage futile. Dans ta parure discrète, tu dansais au milieu de la nuit et le vent doux et agréable gonflait par bouffées ta robe légère. Ta silhouette aux contours lumineux, ta fragile beauté, ta démarche délicate, ta peau si claire, tes pieds nus dans l’eau si rare ! Au matin, tout avait disparu et fait place à un émerveillement de couleurs. Des cuivres glissant vers des roses délicats, des gris transparents flottant sur les mauves, des bleus se mélangeant aux jaunes et aux rouges naissants, façonnaient une aquarelle capricieuse. Le chant du sable se faisait entendre, plus puissant et plus chaud, accompagné des murmures de la vie. Sa mélodie prenait de l’ampleur, jusqu’à la joie. L’ombre est revenue. Sous l’influence du vent, les dunes ont changé leurs dessins mille fois recommencés. Ceux qui m’ont parlé de toi qui m’as choisi me disent que je suis l’élu, que je dois m’enivrer de toi pour changer mon sang, ma race et ainsi la garder. Que tu mettras fin à ma vie d’homme solitaire. Le chaman aussi me l’a confié lorsqu’il a parlé aux esprits dans sa transe : je suis pour toi. Il est un prêtre aux pouvoirs surnaturels, je dois le croire.

Où sont les âmes, où sont les apparences ? Ce ne sont que délicats contrastes, reflets et clairsobscurs. Où sont les voix, monotones et récitatives, complaintes et mélopées ? Ce ne sont que
roulements et sifflements du vent. Et ils ne demeurent que pour ombrer le paysage, me faire confondre les apparences avec toi.  Je n’ai trouvé que le sable pour voyager et aller te chercher. Il était porté par le vent. Alors j’ai fait comme les âmes de mes ancêtres. J’ai oublié mon corps pour être plus léger, plus menu et je me suis laissé emmener par les tourbillons. Ils m’ont aspiré et protégé comme un enfant contre le sein de sa mère.

Le vent anime le tissu blanc de la tente. Il se joue du balafon et compose une complainte en de touches plus subtiles et aériennes. Il tisse tes cheveux d’or, fait resplendir tes yeux d’azur. Je me sens rempli de sable, imprégné de ta voix et de ton parfum. C’est toi, je te reconnais, on m’a prédit ta naissance, donné jusqu’à ton nom, ton origine, ton arrivée.

Je t’attendais, le sable me l’a dit.

En un voile de brume comme celui d’une mariée, je t’ai épousée.

 


vendredi 15 mars 2019

Icare - poème de Lutina Pensard















Icare, ses douze premières années,

Les trottine dans la cité.

Ses yeux rampent la terre béton,

Huilée de vidange,

Tondue de gazon.

Gazouillis dans les touffes

Il étouffe d’évasion

Vole voleole !

S’il met pied à terre

Il perd le mystère

Vole voleole !

Une maladresse

Un pas d’écart

Un gage Icare !

Vole voleole !

Survoler l’herbe sans la meurtrir

Juste une caresse, c’est son désir

Sans l’écraser

Guerrier léger

Vole voleole !

Icare adolescent

De cimes d’HLM

En cimes s’élevant

Vit foule d’expériences évidemment

La canopée des villes, il aime

Saut à l’élastique

Voyages étériques

Vole voleole !

Ne rien écraser

Toujours plus haut, t’as interêt

Vole voleole !

De la vingtaine en quarantaine d’ancrage

Voler

La quarantaine d’une ambition sans atterrissage

Survoler

De sphère en sphère

De planète en planète

Chaussé de bottes de sept années lumière

Il espère coccinelle

Franchit sans patin

Le seuil de l’infini du rien.                                                  

Traverser l’air

Ses obsessions libertaires

Lui brûlent son chemin.

Et dans un dernier battement d’ailes

Cire Icare , aidé d'une coccinelle 

Franchit sans patin

Le seuil de l infini du rien




lundi 11 mars 2019

Debbie - nouvelle d'Anaïs Lepine















Les joues roses de chaleur et d’alcool, les yeux pétillants, le sourire charmeur et les dents éclatantes, Debbie danse devant moi. La foule s’écarte de son chemin, la laissant libre de ses mouvements et me permet ainsi, à moi, de l’admirer. J’admire l’aura qui émane d’elle, cette sensualité, ce charisme qui met à genoux quiconque croise son regard.  Dont moi.                                    

 De toute façon, même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu l’éviter.                                                                        
Au milieu de tous ces gens pourtant tous plus originaux les uns que les autres, Debbie attire le regard. Ses manières, son rire, ses yeux, même le simple fait de boire un verre est tout un art chez Debbie.                              

Je ne peux arrêter de la regarder, elle va finir par me prendre pour un fou mais, je ne peux m’en empêcher, je n’ai tout simplement jamais vu quelqu’un d’aussi…INTENSE.



« Qu’est-ce qu’elle est belle » « T’as vu son corps ? » « Je n’oserais jamais l’approcher»



Je souris en entendant ces mots. Envie. Désir. Jalousie. Mes éternels compagnons depuis que je suis née.                                                                                                     Je sais ce que je suis. 
Et je sais ce que j’inspire.                                     

Ce mélange de crainte et de désir brille dans leurs yeux et me donne toute-puissance sur leur esprit. Je laisse mon corps se balancer au rythme de la musique, laissant volontairement les vautours se rassasier des courbes de mes hanches, du galbe de mes chevilles, de mon ventre plat qui apparait quand je lève les bras. Je sais pertinemment que lorsque je tourne brusquement la tête, mes cheveux volent autour de moi et qu’ainsi, de tous côtés, je suis irrésistible.                                        
Je balance ma tête en arrière et éclate de rire. Je sais. Toutes les têtes se sont tournées vers moi, tous désireux de croiser mon regard.            

Et je m’en moque éperdument.                                     

Je n’en regarde aucun, pas besoin de cela pour capturer l’attention, JE suffis pour être au centre de toutes les conversations, sur toutes les bouches, dans tous les esprits. Je lance délicatement mes bras en l’air et laisse leurs regards réchauffer mon cœur de glace. Ils me croient sensuelle. Ils me croient complexe. Ils me croient intense.                                                     

Quelle ironie, je ne suis qu’une coquille vide. Mon cœur est froid et l’a toujours été. Je n’éprouve ni désir, ni envie. Pas de craintes, pas d’espoirs.                                                    
Je ne suis qu’une illusion que leurs désirs, leurs espoirs, renforcent. Les regards

de toutes ces personnes à mes pieds, toute leur adoration, leur amour, leur passion, viennent sublimer Debbie. Chaque soir, chaque nuit qui passent la rendent plus lumineuse, plus envoûtante, plus réelle.      

Homme ou femme, ils aiment tous se complaire dans le mensonge, dans mon mensonge. Comme je les comprends, je leur livre une prestation à couper le souffle, une pièce de théâtre où Debbie est le rôle principal et qui, comme toujours, les hypnotise. Face à mon spectacle de chimères et d’illusions, la réalité fait pâle figure, elle ne peut vaincre Debbie, alors elle se brise.                       
Et c’est le seul moment où j’accepte de les regarder. Pour admirer l’instant ; quand la contrefaçon dépasse l’originale.                  

Pourtant, rares sont les personnes à oser m’adresser la parole, et aucune à rester à mes côtés.                           

Cela ne me dérange pas. C’est la seule chose que j’ai toujours connue. Je sais comment fonctionnent les gens, comment ils me perçoivent, comment tourne le monde, et même si je ne le sais pas, je m’en moque éperdument.



La porte est soudain défoncée par un policier en uniforme. Aussitôt, la panique s’installe et tout le monde fuit. Je soupire et regarde paisiblement cette débandade. Des moutons armés en chassant d’autres.                           

En souriant, j’avance vers les policiers. Je sais que je vais sortir. Il suffit de demander. Et Debbie sort.

La nuit vient me souffler sa brise froide d’hiver et j’avance vers l’obscurité, je ne regarde pas ce qui se passe dans le bar.



Je m’en moque éperdument. 





jeudi 7 mars 2019

Boîter... - poèmes d'Igor Mouret






















Boîter

Boîter n'est pas pécher, 
Ma faiblesse n'est autre 
Qu'une question sans réponse 
Attendant fébrilement 
Sa délivrance. 
Ne jetez pas la pierre 
A l'être blessé, 
Car il porte en lui, 
La clé et l'espérance.


Paradis

Le corps est il ce paradis 
Que l'on nous a promis ? 
Celui par qui, 
Les amoureux de la vie 
Ont fait don, 
De ce qu'ils sont.


Pour l'amour

Ta tendresse m'a émue à chaque jour 
Les fleurs de la métamorphose 
S'ouvraient de délice, 
J'étais ouverte à une vie audacieuse 
Qui se renouvelait pour notre bonheur. 
Les gestes, les élans, les mots d'amour 
Tissaient une vie de velours 
Pour nos cœurs assoiffés 
D'une vie meilleure, d'une vie fraternelle, 
D'une vie où les gens qui s'aiment 
Puissent s'abandonner à l'art d'aimer.

Yolanda
 




dimanche 3 mars 2019

Les deux enfants et le château - conte de Jérémy Gouty




                                                                         

Il était une fois un garçon et une fille qui vivaient dans un château. Un peintre était le propriétaire de ce château ; il en avait hérité de son grand-oncle, mort d’un accident de chasse. Le peintre avait des goûts de luxe, et il dédaignait le château ; il préférait vivre dans une chambre de bonne à Paris. On le voyait de temps en temps, quand il avait envie de passer quelques jours à la campagne ; les deux enfants le voyaient arriver dans une voiture de sport, une Porsche flambant neuve qui, aux yeux du petit garçon, ressemblait à un suppositoire. On ne sut jamais quel lien de parenté l’unissait aux deux enfants. Il les avait trouvés, dans la forêt d’après le garde-chasse ; deux petits loups-garous, blottis l’un contre l’autre, endormis dans la bouillasse, un soir de pleine lune. Plutôt que de transformer le grand château dont il n’avait que faire en un de ces relais-châteaux très vulgaires, qu’on loue à des parvenus pour qu’ils s’y gobergent avec leurs amis (ou plutôt avec leurs relations), l’artiste peintre l’avait offert pour terrain de jeux aux deux enfants sauvages, après leur avoir sommairement appris à lire et à écrire.

Le garçonnet et la fillette ne sortaient presque jamais du château. Ils jouaient à cache-cache dans les quatorze pièces, vides comme il se doit, ou bien encombrées de vieilleries telles que le portrait de l’arrière-grand-tante du  peintre célibataire. Parfois ils s’aventuraient dans le parc. Ils se cachaient derrière les buissons en forme de losanges, de triangles (le peintre était franc-maçon) ou de formes géométriques inconnues, dans les deux allées parallèles qu’enjambaient les charmilles. Les deux enfants s’amusaient aussi à se déguiser, ainsi que tous les enfants ; le garçonnet endossait l’armure de chevalier toute rouillée qui se trouvait dans la salle d’armes ; sa sœur revêtait la peau de panthère servant de descente de lit dans la chambre du peintre, et poussait des rugissements et des cris aigus.

Ils faisaient ainsi toutes sortes de bêtises, s’amusaient beaucoup et s’ennuyaient parfois, mais ils étaient toujours heureux d’être ensemble, vous pouvez me croire. Tout ce que j’ai appris des deux enfants, c’est eux-mêmes qui me l’ont raconté après leur mort – car c’est ainsi, les deux enfants sont morts. Ça vous choque ? Attendez d’entendre la suite. Vous apprendrez comment et pourquoi ils sont morts.

Le peintre faisait partie de plusieurs associations importantes, afin de pouvoir continuer à vendre ses toiles et à exposer. Bien entendu, le peintre était rentier, et n’avait pas besoin de vendre ses peintures pour vivre ; mais il était né mondain et n’arrivait à respirer que l’air saturé d’alcool des vernissages et des cocktails ; il ne digérait que les petits fours et les pains-surprise – c’est ce qui avait déterminé sa vocation d’artiste peintre. Du reste il ne peignait presque jamais. Un soir, le soleil se couchait, tout orange au-dessus du parc du château, et le peintre arriva dans l’allée centrale, au volant d’une Ferrari rouge comme du sang, qu’il conduisait comme un fou. Il pila, juste à temps pour éviter de renverser une des statues qui se dressait devant les escaliers menant au porche. Il sortit de la voiture ; il avait une mine lugubre. Il portait, comme toujours, une veste en tweed marron et son béret basque un peu incliné sur l’oreille, pour prouver qu’il était artiste peintre.

- Mes enfants, j’ai à vous parler sérieusement, dit-il dès qu’il fut sorti de la Ferrari rouge sang.

Les gamins le regardaient en se tenant par la main. Ils étaient sortis pour l’accueillir, comme d’habitude, aussitôt que le garçon avait aperçu la voiture, par une des immenses fenêtres du château.

- Je reviens d’une réunion de l’Organisation des Peintres unis pour la Liberté, dit le peintre. Une petite sainte-nitouche assez vicieuse m’a fait comprendre que si je voulais rester le peintre le mieux côté de l’Organisation des Peintres Unis pour la Liberté, je devais me débarrasser de vous, les enfants. Les orphelinats sont faits pour accueillir les mômes sortis de nulle part. Un célibataire comme moi, se voulant excentrique, à la sexualité douteuse, ne peut pas se permettre de laisser deux gosses livrés à eux-mêmes dans sa propriété. Je n’ai pas le choix.

Les enfants n’eurent pas le temps de pleurer. Ils furent placés dans deux familles d’accueil différentes. La fillette épousa son nouveau père adoptif, un ivrogne qui la battait ; le garçon mourut sous les coups d’un singe. Il avait été recueilli par le patron d’un cirque. Ce dernier, un romanichel qui se faisait appeler Monsieur Loyal, et se promenait toute la journée en tricot de corps en buvant de la bière, avait confié au garçon un drôle de travail. Ce travail consistait à remonter le moral d’un orang-outan dépressif, qui était la principale attraction de ce cirque assez miteux. Un jour, le singe eut la mauvaise idée d’apprendre la boxe, sous l’influence de Monsieur Loyal, et le petit garçon, je le crains, servit de punching-ball à l’anthropoïde déchaîné.  

Mais tout ceci a peu d’importance. C’est peu après que je fis la connaissance des enfants. La fille venait de se suicider, à moins que son mari ne l’ait rouée de coups avec plus de vigueur que d’habitude. Je venais moi-même de passer de vie à trépas, sans m’en apercevoir. Pendant mes derniers mois, les médecins n’avaient cessé de me répéter que je malmenais mon foie. Je ne le prenais pas tout à fait au sérieux ; j’aimais trop le vin et le chocolat. Je ne veux pas trop parler de moi mais j’y suis bien obligé pour vous dire comment j’ai connu les deux enfants. J’avais donc passé beaucoup de temps à m’ennuyer dans cette chambre d’hôpital. Quand je suis mort, je ne me suis rendu compte de rien. Ma femme s’obstinait à pleurer, comme une hystérique, alors que j’étais toujours à ses côtés. Elle ne paraissait ni me voir, ni m’entendre et restait comme ça, le visage tout chiffonné, assise près de mon lit vide dans la chambre d’hôpital, puis chez nous, dans le living room faiblement éclairé par cette lampe à abat-jour que sa mère nous a offerte, en mordant son mouchoir. Lassé de ses jérémiades, je suis sorti me promener.

Le paysage familier que composent les quelques arbres aux branches dénudées, les pavillons de banlieue tous identiques, protégés par des haies, qui s’offrit à mes yeux quand je fus dehors, je ne le reconnus pas tout de suite. Il avait quelque chose de différent des autres soirs. La lune était pleine, elle brillait comme une pièce de monnaie dans le tablier d’un avare. Nous étions en janvier, mais je ne sentais pas le froid, bien que je n’eusse que l’informe blouse verte dont on revêt les pensionnaires de l’hôpital sur mon dos.

Ne ressentant ni fatigue, ni la moindre envie de rentrer chez moi pour retrouver ma femme et son humeur sinistre, je me sentais d’attaque pour marcher pendant des kilomètres - j’avais beau sortir de l’hôpital, j’étais en pleine forme. En un clin d’œil je me retrouvai dans l’espèce de bidonville qui s’étend aux confins des faubourgs, après la zone pavillonnaire dans laquelle, ma femme et moi, vivions depuis vingt ans, puis dans une plaine que je n’avais jamais vue de ma vie, un no man’s land hérissé de quelques buissons aux rameaux flétris. C’est là que j’ai aperçu les deux enfants pour la première fois.

Ils se tenaient par la main comme ils en avaient apparemment l’habitude. Ce n’est pas cela qui me choqua… Non loin d’eux, je distinguai une forme qui se découpait sur le ciel noir, puis les accords d’une chanson inconnue…  

Un squelette jouait de la mandoline sous la lune. Les deux enfants, blonds et aveugles, s’approchaient de lui en se tenant toujours par la main, fascinés. J’étais terrifié. C’était bien un squelette, aux os luisants, qui se tenait debout sur la plaine, et non, comme je le crus tout d’abord, un homme très décharné, semblable à ceux qui jouent dans le métro pour récupérer quelques pièces – ici, personne à qui demander de l’argent... La mort avait ôté toute expression aux yeux de l’étrange musicien, devenus gouffres béants ; sa bouche ricanait de cette hideuse menace impersonnelle agitée souvent par les cauchemars, mais ses mains aux doigts rigides pinçaient toujours les cordes de son instrument, et malgré moi j’étais enchanté par la mélodie qu’ils jouaient. 

Je m’approchai de lui à mon tour, je rejoignis les deux enfants. J’avais envie de les toucher. Indifférents à ma présence, ils fixaient leurs yeux aux prunelles vides sur le virtuose, et je voulais caresser leurs cheveux qui tiraient sur le blanc, comme ceux des albinos. Cette fois je ne doutai plus : j’étais mort. Ou alors, je rêvais. J’allais me risquer à effleurer les cheveux de la fille ; le musicien cessa brusquement de jouer ! Il jeta son instrument par terre et le foula aux pieds. Il ne cessa pas de le piétiner avant qu’il fût en miettes. Nous reculâmes tous trois, effarés. Je fus ravi que le garçon et la fille, qui jusque-là me snobaient et manifestaient un stoïcisme vexant à la vue de ce fantôme, eussent la même réaction de terreur que moi devant la brutalité soudaine et inexplicable dont il faisait preuve. Un rayon de lune tomba sur lui ; je vis qu’il avait changé d’aspect ; il portait maintenant une cape à la Zorro, et arborait un visage tombant de vieillard, d’une maigreur toujours cadavéreuse. Des yeux brillaient dans ses orbites.

- J’ai un travail à te confier, me dit-il quand il eut fini de détruire l’instrument dont il venait de sortir des sons magnifiques. Tu n’as pas fait grand-chose dans ta vie. Je vais te donner une ultime occasion de te rendre utile.

La besogne qu’il souhaitait me confier, à l’entendre était fort simple : je devais prendre les rênes d’une charrette, et aller trouver chez lui un artiste peintre, le père adoptif des deux enfants, l’obliger à monter avec moi dans la charrette et le ramener ici, sur cette plaine, de gré ou de force.

- Et s’il résiste ? demandai-je au vieillard.

- N’aie crainte, il te suivra. On ne peut pas résister toujours, répondit-il avec un ricanement désagréable.

L’instant d’après, il secoua puérilement sa cape, et une charrette de paysan du siècle dernier apparut, attelée d’une rosse cadavérique. Un peu de poussière me piqua les yeux ; le vieillard avait disparu. Ne restaient plus, à mes côtés, que le jeune garçon et la jeune fille, qui semblaient avoir recouvré la vue. Malgré mes craintes, je sentis que je devais obéir. Je grimpai dans la charrette, suivi des deux enfants. Ceux-ci prirent place près de moi sur le coche. Je n’ai jamais eu le permis de conduire, je ne sais même pas faire du vélo et je n’ai pris qu’une seule leçon d’équitation dans ma vie ; j’étais surpris de manier si bien les rênes de l’attelage. Cependant je m’aperçus bien vite que la jument n’avait pas besoin d’être conduite ; elle savait très bien où nous allions, et elle connaissait le chemin. Aussi laissai-je tomber rênes et fouet et m’abandonnai-je complètement. Les deux enfants me racontèrent toute histoire de leur vie ou, pour être plus précis, je la devinai ; depuis mon trépas j’avais acquis certains dons,  et notamment celui de faire défiler, pour mon seul plaisir, tous les souvenirs de n’importe qui devant mes yeux, comme les images d’un film - avant peu, je connus par cœur tous les détails de l’existence des enfants et de leur père adoptif le peintre.  Je me surpris à haïr ce dernier, sans véritable raison. Ce qu’il y avait de plus grave, c’est que je voulus délaisser ma mission. Après tout, que m’importait de faire mourir cet imbécile ? Qu’est-ce que j’en avais à faire de conduire cet idiot dans l’au-delà ? La vérité, c’est que j’étais en train de tomber amoureux de la petite fille - de l’amie du petit garçon. Elle n’était plus précisément une enfant, et ne ressemblait guère à l’idée qu’on se fait d’une morte.  Obéissant à un désir qui venait à peine de s’ébaucher dans mon esprit, la jument s’arrêta au milieu d’un chemin de campagne désertique. Le garçon manifesta l’envie de s’isoler pour aller uriner dans un bosquet. L’aube allait poindre ; les chouettes ululaient encore.

Dès que je fus seul avec la fille, je lui pris les mains et lui fis des déclarations d’amour passionnées. Elle me regardait avec des yeux indifférents ; ses pupilles translucides, à demi noyées dans le blanc glauque de l’iris, étaient à peine visibles ; elle était redevenue aveugle, et sourde par la même occasion, si j’en croyais le silence étonné, stupide, qu’elle opposait à mes déclamations. Ah, je comprenais son ami, le jeune garçon, et je comprenais aussi son tuteur, qui l’avait épousée, et la battait comme plâtre… Elle était vraiment irrésistible ! Je l’aurais bien battue, moi aussi. Elle n’était plus une fillette depuis longtemps, mais une femme ; ses seins triomphaient sous la robe d’été qu’elle portait, une robe toute blanche - ses tétons menaçaient d’en percer le tissu. Et puis cette froideur ! Et puis cet air dédaigneux ! Je la renversai sur le siège et commençai à l’embrasser sur la bouche. Vous vous attendez peut-être à ce que je vous dise que ses lèvres étaient froides, et coupantes comme des glaçons ? Eh bien, pas du tout ! Elles étaient brûlantes et suaves.

- Laisse-moi tranquille, dit-elle enfin en tournant la tête, pour échapper à mes baisers.

- C’est moi que tu aimes, lui répondis-je. Tu ne le sais pas encore, mais tu m’aimes. Pourquoi crois-tu que l’autre idiot soit allé pisser ? Pour me laisser le champ libre ! Il s’incline. Je suis le plus fort, et il le sait ! Sois donc raisonnable, toi aussi. Accepte de partir avec moi, et de le laisser ici.

- Mais c’est impossible ! Et le travail qui t’a été confié, qu’est-ce que tu en fais ? Tu ne peux pas tout laisser choir de cette façon.

- Bien sûr que si !

- Qui donc mènera notre père adoptif au pays des morts ? C’est toi qui as été désigné pour cette mission !

- Je m’en fous éperdument. Je me fous de tout, en-dehors de tes beaux yeux d’aveugle et de tes petits seins.

- Tu n’as donc aucun sens des responsabilités ?

- Les responsabilités, m’écriai-je. Quel âge peux-tu avoir ? Je croirais entendre mon père ! Les responsabilités ! Je me suis laissé empoisonner la vie avec ce mot pendant des années. A présent c’est fini, et bien fini, plus question de « responsabilités. » Je suis mort, je vais enfin pouvoir profiter de la vie !

- Mais c’est absurde… complètement absurde ! dit-elle.

- La logique est une invention bourgeoise, mise au point pour faire croire aux gens qu’ils peuvent tout comprendre, et tout contrôler. Ce que nous vivons toi et moi est-il conforme aux préjugés que tu entretenais sur la mort ? Je suis censé être mort et pourtant je bande comme un chien, quand je t’embrasse je peux sentir le sang qui me vient aux lèvres…

La jeune fille ne répondit pas. Elle boudait.

Je m’écriai :

- Depuis ta naissance, tu es cocue. Le Destin t’a fait naître dans une forêt, avant de t’enfermer dans le château de ce vieil égoïste, de ce vieux mondain pitoyable ! Tu n’as pas envie de tenter, enfin, ta chance, comme on dit – au moins d’essayer ?

- Il y a trop d’obstacles, trancha-t-elle, mélancolique.

Je perdis complètement mon sang-froid.

- Tu es une idiote ! Une idiote ! Une idiote ! criai-je. Quels obstacles vois-tu sur cette route déserte ? Il n’existe plus aucun obstacle – pas même la peur de mourir ! Je peux t’emmener avec moi n’importe où. Viens donc ! Nous serons heureux…

- Où veux-tu m’emmener, imbécile ? explosa-t-elle à son tour. C’est grotesque. Tu es grotesque. Le cheval ne t’obéira pas. Tu pourras le fouetter pendant des heures – pendant des siècles si tu veux, il a tout son temps-, il ne bougera pas d’ici. Son maître l’a chargé de te mener jusqu’à mon père, il n’ira nulle part ailleurs.

- Eh bien, que ce maudit canasson aille se faire foutre ! Avons-nous besoin de cet attelage ridicule - de cette charrette de bois vermoulu, dont mon arrière-grand-père n’aurait pas voulu pour transporter du foin ? Nous allons prendre le train, le bus, l’autocar ! Un avion, pour nous en aller le plus loin possible ! Nous irons même à pieds s’il le faut !

- Je ne te conseille pas de descendre de cette charrette. Crois-moi, tu n’irais pas loin.

Je voulus l’embrasser pour la faire taire. Alors, je sentis un souffle glacé sur ma nuque. Nous n’étions pas seuls. Je me tournai vivement ; j’aperçus un hideux visage ricanant, à demi corrompu ; le squelette musicien se dressait de toute sa hauteur, près de la charrette. Cette fois il était vêtu d’un suaire à moitié déchiré, derrière lequel on pouvait voir ses côtes saillant sous sa peau verdâtre, et ses mains brandissaient une faux ! Dès qu’il croisa mon regard, il leva cette faux, à deux mains, dans l’intention de l’abattre sur nous !

- Attention ! m’écriai-je, puis je poussai, d’une bourrade, ma compagne au fond de la charrette, avant de reculer d’un bond. La faux du vieillard nous avait manqués de peu. Je la vis passer, en sifflant, à un centimètre de mon ventre, et s’abattre sur le coche. Le vieillard jura furieusement, et leva de nouveau son arme, dans l’intention d’essayer une fois encore de m’en frapper. Je ne lui en laissai pas le temps. Exaspéré, je sautai à terre et lui envoyai, de toutes mes forces, mon poing dans la figure – dans ce qui lui servait de figure. Mon coup de poing le décapita. Son crâne s’en alla rouler dans les fougères qui poussaient sur le bord de la route. Son grand corps s’affaissa dans un bruit d’ossements ; la faux alla se planter quelque part, dans la terre molle.

Sentant que je n’avais pas intérêt à m’attarder par ici, je sautai de nouveau dans la vieille charrette à foins. La jeune fille me regardait d’un air effaré. Surexcité, je poussai un cri aigu et l’attirai vers moi en la prenant par la taille ; saisissant, de l’autre main, les rênes et la cravache dont je cinglai le dos squelettique de la vieille jument,  je braillai :

-  Hue !

Et la vieille rosse partit au galop immédiatement.

- Mais où est-ce qu’on va ? s’écria la jeune fille.

- Peu importe, répondis-je, du moment qu’on y va !

Ma voisine écarquilla les yeux, incrédule. Ses cheveux volaient ; elle se retourna, et regarda longuement derrière elle, paniquée, puis la route, devant nous, en ouvrant toujours de grands yeux ; je la trouvais bien émotive pour une morte. Le soleil se levait, tout rose, enveloppé de nuages gris. Les naseaux, les flancs du cheval exhalaient des nuages de buée glaciale. Pendant quelques secondes, je me demandai moi aussi ce qu’allait devenir le jeune garçon. Et puis je l’oubliai complètement, ainsi que l’homme à la faux, dont je venais de faire voler le chef d’un bon coup de poing.









Adieu collines - poème d'Estelle Sciortino

Dans de grands champs de visions, je chassais l'élan Sûre qu'un jour, mon nom se pendrait à l'horizon Je me disais...