dimanche 16 décembre 2018

D'une rue à l'autre, la nuit - nouvelle d'Alain Dumas Noël







Rue de Loire dix heures et demie, le soir. Au coin d’une autre rue un homme titube… un homme jeune, avec un chapeau, un imperméable. Une femme le secoue en le traitant de tous les noms. Puis, brusquement, elle le lâche et il manque tomber. Elle le rattrape et l’aide à s’asseoir sur un banc tout proche. Elle allume une cigarette et marche de long en large en lui jetant des regards furieux. C’est une toute jeune femme, presque une adolescente. Une grande fille brune, qui me semble-t-il de loin (je passe sur l’autre trottoir, et me suis arrêté pour regarder la scène qui pourtant n’est ni bruyante ni spectaculaire) serait sûrement jolie si elle n’était attifée, au choix, comme un épouvantail, ou comme une punkette tendance gothique, avec de hautes bottes de cuir noir et un long manteau peut-être en cuir, noir également. Elle écrase son mégot par terre, secoue la tête. Se tourne brusquement vers moi : 
- Mais aidez-moi, au lieu de mater comme un con ! 
Je m’apprête à lui répondre vertement que j’ai autant qu’elle le droit d’être là, que la rue est à tout le monde, que si cela ne lui plaît pas c’est le même prix, et… mais quelque chose dans son regard m’en dissuade. Elle a l’air vraiment embêtée. Je traverse et jette un coup d’œil à l’homme affalé sur le banc. Il n’a pas l’air très frais, est-ce à cause d’un excès d’alcool, ou d’autre chose ? Est-il malade ? Je ne crois pas, mais je ne suis pas médecin. La fille reprend l’initiative :
- Vous voulez bien m’aider à le ramener à la maison ? 
Devant mon air incertain, elle précise : 
 - Evidemment, ce n’est pas tout près, du côté de la porte des Grandois… Il faudrait aller jusqu’au tram, c’est là, au bout de la rue ! Grand-Place, il me semble ? 
Comme un taxi passe, je lui fais signe. La fille commence à protester, mais je lui coupe la parole : je paierai, ne vous inquiétez pas !  Le chauffeur baisse la vitre côté trottoir, s’enquiert de la destination, acquiesce d’un grognement, remonte la vitre.
Nous prenons le type chacun sous un bras et le guidons vers la voiture. Il se laisse faire, à la fois mou et curieusement tenant sur ses jambes. Je me demande bien ce qu’il a avalé, ce qui lui est arrivé. Mais la réponse, ce sera pour plus tard.  Je fais le tour du taxi, qui démarre. Nous voilà encadrant le personnage « out » qui n’a toujours rien dit. La fille me regarde, à la dérobée puis en face. C’est gentil, vous n’étiez pas obligé…
Eh si, j’étais obligé : on ne laisse pas dans l’embarras une femme avec des yeux pareils, en fin de soirée. Ce n’est même pas une question de se croire chevaleresque, ou un projet de drague. C’est… compliqué, plus compliqué que ça - tout simplement, si on peut dire.
En fait, je le sens, ceci est une nuit première. J’ai pris le maquis, le maquis de l’âme -dirai-je avec un zeste de lyrisme teinté d’ironie et un peu déplacé, je l’avoue. 
Nous passons devant la statue de la Vieille Porte. Le chauffeur a, sans consulter personne, pris par les Maréchaux, ce qui lui a permis, à chaque arrêt à un feu rouge, de contempler d’un air perplexe notre trio. Mais comme l’homme-qui-titube ne fait pas mine d’être malade, le taxi a dû finir par se sentir rassuré : ses coussins ne feront pas les frais de l’équipée. 
- Voilà, on y est : prenez la petite rue, là sur la gauche ! Demande ma voisine. Elle aussi m’a beaucoup lorgné, pendant le trajet, mais sans se décider à engager la conversation.
Le chauffeur m’annonce le prix de la course, je paie rapidement - gardez la monnaie. Il ne me remercie même pas, jugeant sans doute le pourboire trop mince. Je rejoins la fille côté trottoir, et nous aidons notre malade à s’extraire de la voiture. Une fois sur la terre ferme, il chancelle de nouveau et comme par réflexe nous le rattrapons au vol. De nouveau, chacun un de ses bras autour du cou. Où est-ce qu’on va ? Demandai-je. Elle fait un signe de tête : par-là, ce n’est pas loin… Effectivement, quelques minutes après, nous parvenons devant une petite maison, précédée d’une grille. Quelque part une glycine répand le parfum de ses fleurs. Les environs sont très calmes, il n’y a pas un passant dans la rue faiblement éclairée par un réverbère jaunâtre. - Vous le tenez, s’il vous plaît, je prends mes clés… 
Elle ouvre la porte, revient m’aider à soutenir son compagnon, et nous entrons dans la courette, foulons un courte allée bétonnée. Nouvelle halte, pour la porte de la maison proprement dite. De nouveau nous avançons, elle allume une lumière. Nous nous trouvons dans une entrée encombrée d’un vélo, d’un porteparapluie et de bouteilles vides probablement sur le chemin du bac de tri sélectif. L’inconnu heurte le vélo, qui bouscule autre chose, un bruit de verre retentit, mais apparemment rien ne se casse.
- Par ici, tenez, au bout du couloir… Nous guidons notre fardeau jusqu’à une chambre où nous le laissons tomber sur le lit. Sa compagne le recouvre d’un jeté de lit qu’elle tapote ensuite d’un air distrait, puis me fait signe de sortir.
Nous nous retrouvons au bout du couloir et elle me fait entrer dans la cuisine. Elle me remercie sans me sourire pour autant, mais m’invite à boire quelque chose :  - Il nous en a donné du mal, ce chameau ! 
Je fais mine de protester, que ce n’était rien, que…
- Oh ! Si, il est lourd, toute seule je n’y serais pas arrivée ! Une fois, je me souviens…
Elle s’interrompt, endosse le rôle de maîtresse de maison : 
- Qu’est-ce que vous voulez boire ? Je crois qu’on a de la bière, sinon du Côtes du Rhône ? 
Elle verse le vin dans des verres qu’elle prend sans regarder dans un buffet, s’asseoit et le convie à faire de même. 
- Quelle histoire, hein ? 
Comme je ne réponds rien, elle me regarde comme si elle se demandait s’il fallait m’en dire davantage. Elle doit juger qu’en effet j’ai droit à une explication, car elle se lance. 
- C’est Bob. Un type charmant, du moins en temps ordinaire - parce que là, évidemment, vous n’avez pas bien pu vous en rendre compte ! - Ce qu’il y a, c’est qu’il boit trop, et qu’en plus il prend des substances, comme il dit, pour tenir le coup, pour planer, pour être ce qu’il rêve d’être, pour je ne sais pas    quoi ! 
Elle hausse les épaules, soupire. Quant à elle, d’après ce que je comprends du discours qu’elle m’adresse pour plus ou moins se présenter, elle vient d’avoir dix-huit ans, elle a quitté à la fin du mois d’août un foyer d’urgence dans lequel elle a été accueillie pendant quelques mois, tant qu’elle était encore mineure, elle vit dans la rue mais n’aime pas qu’on le dise, il y a des mots qu’elle refuse d’entendre, je fais attention, car si elle se fâche elle ne dit plus rien, elle se mord la lèvre et regarde par terre. C’est compris ?   Je ne sais trop que penser de ce qui ressemble malgré tout à une pose, à un numéro qui me paraît surtout destiné à noyer le poisson. Est-ce qu’elle récite comme si elle était à un cours de théâtre ? Est-ce qu’elle est sincère ? - Car enfin, elle vit peut-être dans la rue, mais elle semble aussi bien habiter ici, elle connaît la maison comme sa poche, alors à quoi rime vraiment tout ceci ? Autant de questions que bien sûr je garde pour moi, car elle me regarde droit dans les yeux, de ce regard qui est au fond la seule raison de ma présence dans cette cuisine, comme de mon intervention de samaritain.
Nous jouons les chiens de faïence quelques minutes. Soudain elle lance : « Il fait chaud, ici - Non ? » et enlève son manteau. Elle quitte la pièce pour aller voir où en est son homme. A son retour, elle s’assoit face à moi et m’adresse un sourire, rassurant ou enjôleur, je ne sais trop.  Est-ce qu’au passage elle s’est rafraîchie dans la salle de bains, ou est-ce que je m’habitue à son « look » ? A moins qu’elle s’épanouisse façon fleur de la nuit… Quoi qu’il en soit, je trouve qu’elle est de plus en plus attirante. Et la douceur dont elle fait preuve maintenant que le problème Bob a été à peu près résolu ne fait bien sûr que renforcer ce sentiment. Je me demande brusquement ce que je fais ici, dans cette maison isolée, avec cette inconnue. La situation ne m’inquiète pas, mais m’étonne, cet enchaînement d’événements que je me suis borné à accompagner, sans trop réfléchir. Quant à elle, elle n’est apparemment pas perturbée le moins du monde par notre réunion dans la cuisine, avec son compagnon dans la chambre voisine. 
- Pauvre Bob, soupire-t-elle, il est complètement assommé… Il ne va pas nous déranger de sitôt - je veux dire, se reprend-elle, qu’il ne va pas venir nous faire la conversation ce soir ! C’est même un peu dommage, parce qu’il est très fort, en conversation !  
Elle se tait. Au bout d’un moment, de nouveau, elle me regarde, puis comme si elle pensait tout à coup à quelque chose qu’auparavant elle aurait oublié, elle m’interroge : 
- Il y a une autre chambre, vous savez  - vous voulez la voir ? 
Ma foi ! Nous nous levons d’un même mouvement et sortons de la cuisine. Je la suis, au passage je referme sans bruit la porte de la pièce où repose le malade. Ma mystérieuse compagne ouvre un battant, entre, allume.  - Voilà ! 
La pièce est identique à l’autre, le papier peint est aussi laid, et usé. Le vaste lit est recouvert d’un couvre-lit bleu sombre, parsemé de fleurs plus pâles. La fille le rabat avant de s’asseoir. Tapote le tissu près d’elle : 
- Allez, venez - vous voulez bien ? 
Comment refuser ? Je m’installe près d’elle. Elle coule son corps contre le mien, me tend ses lèvres. Nous roulons sur le lit… Un peu plus tard, alors que nous sommes bien, alanguis l’un contre l’autre, une longue plainte qui traverse les murs nous tire de notre quiétude. La jeune femme se dresse, tend l’oreille : 
- C’est Bob, il a appelé… !
- Tu es sûre… ? 
Elle saute du lit, et se précipite dans le couloir. Je l’entends qui me crie :  - Il n’a pas l’air bien du tout !
Me dirigeant vers l’autre chambre, je la croise dans le couloir. Elle s’agrippe à mon bras :
 - Je ne sais pas ce qu’il a… ! Oh ! Je m’en veux ! 
Puis, sans transition : 
- Mais rends-toi utile, au lieu de rester planté là comme un con ! 
Oui, bien sûr. Je retourne m’habiller, puis file vers la porte d’entrée :
 - Je vais chercher du secours !   
Elle est retournée dans la pièce, je l’entrevois penchée sur Bob. Elle me crie :     
 - Il y a le téléphone dans la cuisine ! Sinon, prends mon portable, dans mon sac…  Appelle le Samu !
Mais je commence à en avoir assez, de cette histoire. Je ne sais pas à quel moment j’ai décidé que j’appellerais avec mon propre portable, une fois sorti d’ici. Je l’ai donc ignorée et j’ai poursuivi ma course.
Je me retrouve dans la rue, je ne suis pas spécialement fier de moi. Mais c’était un moment très agréable et après tout, il semble qu’elle aussi en ait eu envie - alors, hein…! 



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