mercredi 5 juin 2019

Adieu collines - poème d'Estelle Sciortino




Dans de grands champs de visions, je chassais l'élan

Sûre qu'un jour, mon nom se pendrait à l'horizon

Je me disais que « plus tard » était une ville-dortoir

Trop éloignée

Qu'il fallait rester en jeunesse et dans son ventre,

Affamer les lettres de l'espoir

Je soufflais sur la lune pour la faire rouler

Et d'autres choses démesurées,

Qui font la prétention de la naïveté

Mais, tandis que j'écrivais ces lignes,

« Plus tard » s'est rapprochée

Les collines orange sont devenues unique tranchée

Un passage obligatoire

Du présent au raté,

De la jeunesse...à la chair-dortoir

Je marche maintenant sur des morceaux d'avant, des débris d'envie

Dans des bruits d'acier ambulant, et d'enjambées traînant la vie.

Mes amis sont des ombres

Je veux crier, je veux crier fort

Que j'étouffe dedans, que j'étouffe dehors

Mais RIEN

Mes cris restent accrochés à mes viscères

Comme un petit enfant contre sa mère

Les ondes de ma jeunesse luttent pour rêver

Et j'ai fini par me dire

Qu'on ne devenait pas plus sage à vieillir

Mais seulement plus résigné.



mercredi 29 mai 2019

Sardines... Poèmes de Laurent Robert















Sardines

Je feuillette les héroïnes 

Dickinson ou Tsvétaïéva 
Douleur du verbe et puis s'en va 
Le temps d'avaler mes sardines
La vie peut se montrer radine 

Mais qui sait la joie qui creva 
Dans Amherst ou Ielabouga 
Et l'exaltation cristalline ?
Je lis alouette ou corbeau 

Et pense à la fin du corps beau 
Déchiré de passions nocturnes
Je vois majuscule et tiret 

Dans une strophe sans regret 
Ni agitation de cothurnes


Jeudi


C'est le poème du jeudi 

La bouche la plus fureteuse 
Ne se conquiert que le jour dit 
Sinon reste close et boudeuse
C'est le poème contredit 

De la passion infructueuse 
Frottis d'épiderme à crédit 
Une après-midi cauteleuse
L'attente noire du cou blanc 

Aiguillonne le verbe lent 
Aux longues heures de la semaine
La chair se donne au temps calé 

Tout maigre pouvoir en allé 
Dans le kitsch d'une cantilène


Mons (Ikea)


Un corps se colle se décolle 

Soit ! Tu fonces à Ikea 
Rachètes draps et casseroles 
Triomphes du moche aléa
Tu apprécies la scandinave 

Poésie ! Tomas Tranströmer ? 
Non ! Mais la boulette suave 
Remplace les 17 dikter

Le décor est littérature 

L'oreiller la lampe le mug 
Tout te raconte et te rassure 
Ta vie sera neuve et sans bug
(Après Juliette c'est Léa 

Que tu conduis à Ikea)




vendredi 17 mai 2019

La Bête du labyrinthe - nouvelle de Jérémy Gouty





Il était une fois une épouvantable bête, qui vivait dans un souterrain. Le souterrain avait de nombreux couloirs et de nombreuses pièces, il était très grand et occupait le sous-sol d’un bel immeuble parisien du XVIe arrondissement, de style art déco. Des anges artistement sculptés exhibaient leurs fesses de pierre au-dessus du porche.

La bête qui habitait le sous-sol n’était pas exactement une bête, mais un être humain au visage de bête. Elle était née de l’union de deux sœurs jumelles. Cela paraît inconcevable, mais c’est ainsi.

Les deux sœurs étaient les filles d’un chimiste célèbre. Depuis longtemps, elles rêvaient de coucher ensemble, quand elles se décidèrent à le faire pour de bon. Ce sommet de narcissisme atteint, elles échangèrent un dernier baiser puis se souhaitèrent bonne nuit avant de regagner leurs chambres. Le lendemain, la plus jolie et la plus sotte des deux, que nous appellerons la cadette, parce qu’elle était née cinq minutes après sa sœur et que son tempérament était moins vif, commença de ressentir des nausées. La cadette, pas plus que l’aînée n’avait connu de garçon ; elle refusa de croire qu’elle pouvait être enceinte. Les nausées continuèrent ; elle alla s’acheter un test dans une pharmacie, et puis… et puis le test s’avéra positif. Elle continua de refuser de croire qu’elle était enceinte – elle le refusa tant et si bien qu’elle laissa filer la date légale pour se faire avorter. Notre sœur jumelle enceinte fut prise de panique, et d’une frayeur quasiment superstitieuse. Son aînée la rassura, en lui caressant le visage.  

- Nous allons passer quelques jours en Suisse, dit-elle, et voila tout.

Ce disant, elle souriait à sa cadette d’un air à la fois doux, jaloux et incrédule.

Les deux sœurs s’en allèrent immédiatement à Zurich, non sans avoir discrètement pris rendez-vous dans une clinique privée. L’aînée jugea plus sage de faire le voyage en automobile ; son père venait justement de lui offrir une Ferrari mauve, pour son anniversaire. Soit dit en passant, le chimiste donnait alors une conférence à Hambourg, et elle avait bien l’intention de lui taire ce voyage en Suisse, et surtout ses motivations. Il était vingt et une heures quand les filles s’en allèrent. La cadette, angoissée, ne cessait de jurer à sa sœur qu’elle n’avait jamais, jamais connu de garçon, en sanglotant.  L’aînée continuait à sourire, les mains posées sur le volant ; elle était crispée, agacée... Au bout de six heures de route, les jumelles virent l’aube se lever derrière les cimes enneigées des Alpes. La cadette se tut enfin et s’assoupit, sur la banquette arrière. Cependant le bébé avait continué de grossir dans son ventre pendant le voyage, à une vitesse anormale. A la clinique, on leur signifia que, même ici, elles avaient passé le délai légal pour se faire avorter ; la cadette exhibait un ventre rond de femme enceinte de huit mois quand elle redescendit les escaliers de la clinique, appuyée au bras de sa sœur, que l’angoisse gagnait à son tour. Les deux jeunes femmes effrayées s’installèrent dans un hôtel de Zürich, n’osant pas rentrer chez elles, persuadées que quelqu’un, ou quelque chose les punissait. 

L’enfant naquit en Suisse, avec un visage de loup, et un sexe de dimensions démesurées. Son aspect monstrueux frappa l’imagination des deux sœurs incestueuses, déjà au bord de la crise de nerfs. Je ne sais ce que leur esprit malade s’imagina, mais elles s’empoisonnèrent deux heures après cet heureux événement, en avalant plusieurs boîtes de somnifères.  La cadette avait accouché le lendemain de sa visite à la clinique, sur la moquette de la chambre d’hôtel, sans que sa sœur ait eu le temps d’appeler le moindre médecin. Une femme de chambre trouva leurs corps inanimés auprès de celui, bien vivant, et tout à fait priapique, d’une petite créature rouge et hideuse, couverte de poils bruns ;  elle se crut le jouet d’une hallucination…

Mis au courant de la situation par le directeur de l’hôtel zurichois, qui était une de ses relations, le père des jumelles, homme cultivé mais un peu froid, arriva de Hambourg le surlendemain, au volant d’une Ferrari neuve. Il ne s’émut pas outre mesure, dit-on, du décès de ses deux filles, et jugea que la meilleure solution était de taire l’existence de l’enfant et de l’enfermer, comme le Minotaure, dans un labyrinthe. Il se souvint qu’il possédait un immeuble de rapport près de Passy, dont les caves étaient inutilisées…

Depuis ce jour, trois décennies ont passé ; le bébé monstrueux a grandi ; il est devenu un jeune garçon, puis un homme, en restant toujours enfermé dans les caves de l’immeuble parisien, le monde entier ignorant, ou feignant d’ignorer son existence - le monde entier, excepté deux personnes : son grand-père, et la concierge de l’immeuble, Monique.

Petite femme boulotte aux cheveux permanentés, d’une laideur intemporelle, Monique a toujours eu la politesse de ressembler à l’image qu’on se fait d’une concierge. Les gens qui habitaient l’immeuble se demandaient souvent pourquoi le propriétaire ne l’avait pas remplacée, comme tout le monde, par un digicode – il était le seul de toute la rue à s’offrir encore les services d’une concierge. Elle ne servait pas à grand-chose en apparence : elle distribuait le courrier aux locataires le matin pour tuer le temps, et sortait les poubelles une fois tous les trois jours (ce qu’aurait très bien pu faire à sa place un Pakistanais payé au noir, pour une somme dix fois moins importante). On s’imagina que le propriétaire s’entêtait à engraisser cette bonne femme par nostalgie des loges à portes vitrées, et des odeurs de soupe aux choux qui embaument les vestibules à onze heures du matin.  On se fourvoyait. En vérité elle était là pour veiller sur le monstre. Elle descendait tous les jours à la cave pour lui porter sa pitance et prendre de ses nouvelles. D’ailleurs pitance est un mot injuste ; elle lui faisait la cuisine et l’aimait beaucoup.

Le monstre était poli, civilisé, plein de tact ; il avait très bien compris  que le secret de sa naissance devait être gardé. Son origine incestueuse et son visage de bête lui interdisaient de sortir, et surtout de prétendre jouer un rôle dans la grande comédie qui se jouait tous les jours à l’extérieur du souterrain. Dans un tel cas le nom fameux de son grand-père se fût étalé sur la couverture d’une de ces revues dites à scandales qui aident les imbéciles à tuer le temps. Que le nom de son aïeul fût mêlé, par sa faute, aux ordures de ces fonds de poubelles eût été un tel sacrilège – plus qu’une faute de goût : une profanation – que l’homme du sous-sol tremblait rien que d’y penser.

Et puis, de toute façon, il avait peur de la lumière. Cela faisait trente ans qu’il vivait sans jamais sortir de ce souterrain : la télévision –qu’il n’allumait presque jamais-, quelques revues soigneusement choisies et surtout une bibliothèque composée des rebuts de celle de son grand-père lui servaient de lien avec le monde extérieur. Parmi les « déchets » de la bibliothèque de son grand-père se trouvaient un certain nombre de livres de théologie.

Quand Monique venait le voir, il lui parlait de ses lectures. Un matin, elle le trouva très exalté.

- Maman Monique, lui dit-il, je crois que j’ai vu le visage de Dieu.

- Tu l’as vu à la télévision ? demanda-t-elle en s’asseyant sur un tabouret (ses jambes courtaudes se fatiguaient vite).

- Mais non, rit-il, un peu condescendant. Il m’est apparu en songe, comme à tous les grands prophètes. Le Seigneur m’a choisi pour me parler, car il savait que je l’entendrais – depuis ma naissance, je n’ai jamais été assourdi par le vacarme du monde !

- Et qu’est-ce qu’il t’a raconté, le Bon Dieu ? demanda Monique en posant ses mains de naine, aux doigts épais et boudinés, sur ses genoux.

- Il m’a dit ce que je sais depuis toujours. Il faut s’abstenir de tout rapport sexuel si on veut sauver son âme. Ça a l’air naïf, exprimé de cette manière, mais c’est une vérité fondamentale.

- Ça c’est pas faux, l’amour libre est dégoûtant, acquiesça Monique avec mollesse.

- Il ne s’agit pas de ça. Bien entendu, ce que tu appelles « amour libre » est une chose répugnante et bestiale, mais l’institution du mariage est tout aussi satanique. Il faut, te dis-je, s’abstenir de toute fornication, qu’elle soit ou non précédée par des cérémonies pompeuses. Le mariage est un piège.  Avec le mariage, le diable et ses suppôts – les différents papes – ont réussi à faire croire aux hommes qu’il existait un état dans lequel l’acte de chair était tolérable et même souhaitable – ce qui est un odieux mensonge !



- Mais enfin, dit la concierge qui commençait à se réveiller. Si les gens t’écoutaient, y’aurait plus d’enfants !

- Il n’est pas utile de chercher à faire des enfants. C’est même très nuisible. Cette fausse nécessité – la reproduction – est elle aussi un piège du Malin, conçu pour inciter les gens à forniquer !

- Si les gens font plus d’enfants, dans quelques années y’aura plus de gens du tout sur la terre. Et puis alors, qui c’est qui paiera nos r’traites, à nous autres ?

- Nous sommes avant tout des âmes, dit d’un ton calme, et presque pédagogique, le monstre de la cave. Nous ne pouvons nous rapprocher de Dieu que sous notre véritable forme : celle d’un esprit tout à fait immatériel, libéré de cette prison de chair qu’on appelle un corps. Je suis d’ailleurs convaincu que seules les âmes les plus pécheresses ont été punies de la sorte – par cet enfermement dans un corps. En nous purifiant, c’est-à-dire en refusant toutes les jouissances que nous propose le Démon pour nous asservir, nous pouvons nous racheter. Monique, Monique, je sens que je suis né pour libérer les hommes de leur asservissement à la bestialité ! Je libérerai leurs âmes, toutes leurs âmes… Je sortirai de cette cave ; j’irai prêcher.  

- Ton grand-père sera jamais d’accord, dit Monique.

- Je me passerai de son avis, répliqua l’homme-loup. Et puis je dois le sauver, lui aussi.

- Le sauver de quoi ? s’écria Monique. Tu délires sérieusement, mon petit gars ! Si tu crois que les gens vont t’écouter ! Moi-même y’à vingt ans, quelqu’un se serait amené pour me dire que coucher avec mon mari, c’était mal, sous prétexte de sauver mon âme, j’aurais bien ri !

Monique paraissait indignée. L’homme-loup, choqué, rougit sous les poils noirs qui recouvraient son visage depuis le bas du cou jusqu’à la racine des cheveux.

- Très bien ! cria-t-il. Je sauverai leurs âmes de force ! Et personne ne m’empêchera de sortir de cette cave !  

- Si tu continues comme ça, dit Monique en se levant de son tabouret, toute rouge de colère, je vais téléphoner à ton grand-père !

- Je respecte mon grand-père et je lui ai toujours obéi. Mais ni toi ni lui ni personne, pas même le Pape, ne peut s’élever contre la volonté de Dieu !

Monique remonta dans sa loge en haussant les épaules, essuyant nerveusement ses mains courtes et dodues à son tablier. Intérieurement elle se gaussa des velléités d’indépendance de l’homme-loup ; elle savait fort bien qu’il ne pouvait pas supporter la lumière du jour.

Lui non plus ne l’oubliait pas. C’est pourquoi il sortit chaque nuit, à partir de ce jour, pour commettre une série de crimes abominables, que la presse abondamment relaya.

Avec un zèle passionné il traqua les amoureux dans les bosquets, sous les portes cochères, dans les vespasiennes ; assaillit les amants qui s’ébattaient dans les jardins publics, hanta les abords des pharmacies, sautant à la gorge de tous ceux qui s’arrêtaient devant les distributeurs à préservatifs ; ses victimes furent nombreuses – il frappait pour tuer. Il s’en prit même aux travestis du bois de Boulogne – on retrouva l’un d’eux, atrocement mutilé, un matin de février glacial.

Une nuit, vers une heure du matin, il terrorisa un couple d’Américains sur le point de s’envoyer en l’air dans une voiture de location, stationnée rue de la pompe. On ne prit pas leur témoignage au sérieux – pas plus d’ailleurs que les récits des survivants, plutôt rares, des attaques précédentes. L’Américain parla d’une espèce de loup-garou qui lui était apparu dans un nuage de buée derrière la vitre avant gauche de sa voiture ; il avait vu briller ses dents, des canines acérées, puis il avait passé l’embrayage, tandis que sa femme hurlait et que la créature, à l’extérieur, essayait de fracasser les vitres de la voiture à mains nues.

La Police n’avait pas pu relever le moindre indice. Les experts étaient incapables de dire avec quel genre de couteau l’assassin lacérait la gorge,  la poitrine, les parties génitales de ses victimes... Nous n’avons pas l’intention d’écrire une histoire policière, mais c’est un fait : aucun de ces imbéciles de médecins légistes n’osa supposer que l’auteur des crimes utilisait ses propres dents, et bien souvent les ongles de sa main droite. 

(A Suivre…)

samedi 11 mai 2019

Pourquoi tu t'mets en cage - poème de Frank Chantepie








Pourquoi tu t’mets en cage  
À répéter ton âge 
C’est pas plus de valeur  
T’es même en plein naufrage 
À t’faire ton sarcophage.
T’as pas d’valeur en or 

T’es pas une marchandise 
Un produit des espaces 
Où l’on brade à loisir 
En morceaux pour finir.
Métier en bandoulière 

Attention au ressac 
Ta garde est prisonnière 
Tes miroirs à l’envers 
Sociétaire sans mystère.
Pourquoi mettre en avant 

Toute ta progéniture 
Ca t’donne pas du brillant 
C’est qu’oeuvre de la Nature 
Elle ne t’appartient pas elle danse pour elle 
Laisse-là s’envoler et laisse les querelles.


Si t’as plus que ton âge à présenter aux autres 

Si t’as plus qu’t’es euros à donner en pâture 
Comme ta progéniture et ton métier obscur 
Fais la pause. 
Dans tout ce bric-à-brac tu trouveras bien ton cap 
Au fond de ton esprit y’a quelqu’un qui frappe 
C’est ton âme.
 



mercredi 8 mai 2019

« Les Epaves » : Le précieux témoignage de Pauline de Flaugergues. Par Paul Tojean





Son ouvrage Les épaves paru en 1873 et dédié à son amie George Sand demeure un précieux témoignage de l’écrivain au cours de cette triste période de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Son père, Pierre-François Flaugergues, fut président de l'administration centrale de l’Aveyron en 1792, premier sous-préfet de Villefranche-de-Rouergue, nommé le 2 mars 1800, mais en est destitué en 1810. Il est désigné député de l'Aveyron en 1813, siégeant dans l'opposition. Il est l'un des initiateurs du vote de déchéance de Napoléon, le 3 avril 1814, ce qui lui vaudra très vite de nombreux ennuis, notamment financiers…


 « Ah ! ne me parlez pas de fuir cette retraite/Ah ! ne me dites plus que ces lieux sont déserts/.Ici tout me le rend ; ici son vœu m’arrête/C’est encor notre Eden, c’est tout mon univers. »  (Les Bruyères).

Bien plus, bien mieux que les manuels scolaires, Les Épaves(1) de Pauline de Flaugergues(2), écrivain et poète romantique relatent des faits réels et portent un étonnant témoignage de cette triste période de la guerre de 1870-1871.
La peur, l’humiliation, les privations, les réquisitions, les massacres, l’occupation des lieux et des habitations par les Prussiens étaient déjà à cette époque le lot quotidien des Français. Le récit, paru en 1873, débute comme une longue lettre à destination de George Sand (3) : « Madame, voici quelques pages dont vous ferez ce que vous voudrez. C’est la relation bien simple des événements ou plutôt des émotions qui ont rempli quelques mois de ma vie » écrit Pauline de Flaugergues à son amie de Nohant. Les faits remontent au début de ce conflit, en juillet 1870. Après deux sanglantes défaites, « le sol français est foulé par les bottes prussiennes ». L’ennemi petit à petit envahit les provinces. Son arrivée imminente à Chatenay-Malabry (Hauts-de-Seine) provoque l’exode de tous les habitants. « C’était un spectacle attristant que celui que présentaient ces localités silencieuses avec leurs boutiques fermées, leurs maisons barricadées… » écrit la muse ruthénoise qui décide de rester dans son ermitage, à Aulnay. « Là se trouvaient réunis une foule d’objets chers à mon souvenir des livres au nombre de…4 000 volumes dont beaucoup m’étaient particulièrement précieux… » Ce lieu, ce havre de paix était la demeure de son mari Henri de Latouche, disparu en 1851. «Moi aussi, je mourrai où je me suis attachée » affirme-t-elle.
 

Une infirmerie et une chambre d’officier ! Prenant son courage à deux mains, elle conçoit dans un pavillon attenant, une infirmerie comprenant deux lits de soldats et à l’étage, une chambre d’officier ! Mais sur les instances de son amie, elle doit se résoudre à partir et rejoindre le couvent des Dames de la Retraite, à Paris. Malgré ses nombreuses tentatives pour regagner sa chaumière, Pauline de Flaugergues reste en demeure jusqu’à ce que le toit de sa chambre s’effondre sous un bombardement. Après quelques nuits passées dans le sous-sol, elle part « résolue et bien assurée » découvrant sur son chemin solitude, soldats en déroute et maisons en ruines… « Partout la vue était attristée par ces uniformes étrangers ; partout les longues capotes brunes et les casques pointus des Prussiens… Je pleurais de tristesse et je savais bon gré à la nature d’être aussi triste comme moi et de se montrer maussade à nos envahisseurs… » L’écrivain fera plus tard ce constat : « Dans plusieurs propriétés… les Prussiens… ont laissé intactes les provisions de bois de chauffage tout préparé, pour briser et jeter dans les foyers des meubles, des portes, des planches de bibliothèques, de pianos, même souvent des livres et des tableaux. » C’est ainsi qu’elle découvre l’état de sa maisonnette à Aulnay : « une espèce de grande cage sans portes, sans fenêtres, sans escalier, sans plafond, ni plancher, enfin rien qu’un toit et des murs troués… » En attendant, Pauline de Flaugergues passe ses journées et souvent ses nuits, dans la chapelle au cimetière de Châtenay où se trouve le tombeau d’Henry de Latouche. Elle y vit, écrit et médite. C’est grâce à de généreux donateurs, dont Alexandre Dumas, fils ; Jules Simon, ministre de l’Instruction publique, ou encore la princesse Mathilde que Pauline de Flaugergues peut se réinstaller dans la villa, à Aulnay, ravivant encore plus fort le souvenir du poète Henri de Latouche qui écrivait : « Il est beau mon manoir dans sa rusticité ! » Après la disparition de Pauline de Flaugergues, en 1878, cette maison deviendra la propriété d’Armand Sully Prudhomme. 


(1) Bernard Combes de Patris « Une muse romantique, Pauline de Flaugergues  et son œuvre ». En librairie et sur internet. (2) Pauline de Flaugergues est née à Rodez en 1799 et décédée à Aulnay en 1878. (3) Dans « Dernières pages » (Calman Lévy, 1877) George Sand consacre dans la deuxième partie de son ouvrage un chapitre d’une vingtaine de pages, intitulé « Mes campagnes, par Pauline de Flaugergues ». Elle relate la vie et l’œuvre de son amie ruthénoise. Toutefois, George Sand regrette que Sainte-Beuve ne lui ait pas ouvert « son inimitable galerie de ses portraits littéraires et philosophiques. » 





mardi 30 avril 2019

La Pédophilie dans la littérature. Comparaison La Tanche/Lolita. Par Joachim Garcia





   



AVERTISSEMENT : Nous avons groupé ici quelques notes, dont certaines concernent un sujet délicat, objet de discussions bien souvent bruyantes et oiseuses, que suscitent généralement des obsessions malsaines : la pédophilie dans la littérature. Avant toute chose, comprenons-nous bien : il ne sera pas ici question des actes réels, commis par des malades mentaux sur des enfants innocents, mais uniquement de littérature…

Nous nous proposons de comparer deux grands succès, l’un sorti voici à peine deux ans : La Tanche, d’Inge Schilperoord, et l’autre publié en 1955 : Lolita, de Wladimir Nabokov !  



De prime abord, deux constats :

Lolita, pour le lecteur moyen d’aujourd’hui, paraît beaucoup plus choquant que La Tanche.

Pour faire accepter son « héros » pédophile, Inge Schilperoord en a fait un homme d’une intelligence inférieure à la moyenne, qu’on ne peut s’empêcher de plaindre et de mépriser un peu, un personnage terne et immature, flanqué d’une mère abusive et alcoolique à laquelle il se soumet corps et âme, et le drame de sa vie se joue dans une banlieue sordide et brûlante, au cours d’un été poisseux, dans un milieu extrêmement modeste, pour ne pas dire misérable. La romancière psychologue a beau suivre chacune des pensées de son héros, et chacun de ses gestes, afin de susciter l’empathie, le style de La Tanche est froid, presque clinique, on a l’impression de regarder une bête blessée dans un microscope. Pour tout dire, Inge Schilperoord a créé un personnage qui ne peut qu’être considéré comme un inférieur par n’importe quel lecteur.

Le héros et narrateur de Lolita, Humber Humbert, est quant à lui un homme très cultivé, d’une intelligence largement supérieure à la moyenne. Le ton qu’il prend pour s’adresser au « lecteur » (qu’il harangue régulièrement) est badin, spirituel, imprégné d’humour anglais ; ses monologues s’adressent à un égal, et certainement pas à quelqu’un qui prétendrait user de condescendance à son égard.  




Nabokov se voyait avant tout comme un artiste. Or, qu’était-ce qu’un artiste, selon la définition de l’écrivain russe américain ? Un Enchanteur, ni plus ni moins.

Qu’est-ce qu’un Enchanteur, selon Nabokov ? Une sorte d’architecte-magicien.  

Pour Nabokov, deux choses comptaient, plus que tout : Structure, et Style – exactement comme pour l’architecte.

L’Enchanteur bâtit des palais de féérie, dans lesquels le lecteur se promène. Le bon lecteur doit être capable d’en apprécier lucidement  l’esthétique, exactement comme le fait l’admirateur raffiné de quelque édifice majestueux, et non se contenter de s’abandonner à ses émotions et réflexes conditionnés tels que : s’identifier aux personnages, trembler ou frissonner, ou encore se plaindre que l’histoire ne soit pas assez édifiante.

Dans ces conditions, on comprend que l’accusation d’immoralité (si fréquente, hélas, et toujours si grotesque) ait pu donner à Nabokov le sentiment d’être incompris. L’artiste choisit de susciter des enchantements à partir d’un sujet original et choquant, tel que les amours d’un quadragénaire et d’une fillette, mais on ne doit pas s’en formaliser davantage que des arrangements baroques de quelque architecture savante, ou s’en étonner plus que de l’anatomie surprenante de l’hermaphrodite du musée du Louvre. 

Malentendus, malentendus !





La Tanche est une sorte de drame psychologique, réaliste et symboliste à la fois. L’image du poisson, qui se meurt tandis que le héros cède à ses démons, est assez significative.

Le projet d’Inge Schilperoord semble être d’amener son lecteur à comprendre ce qui motive les agissements d’un délinquant sexuel, qui relèvent de la pathologie, et d’une certaine manière à le plaindre et  à lui pardonner, plutôt que le considérer comme un monstre, solution de suprême et rassurante facilité que choisit généralement l’homme de la rue, cédant à l’angoisse et à l’entraînement des masses.  Inge Schilperoord semble s’excuser à chaque page d’avoir choisi un sujet aussi scabreux. Sa générosité, son souci d’humanité sont, toutefois, remarquables, mais on remarquera qu’à notre époque, le souci de l’art reste subordonné à des préoccupations qui sortent de son cadre.



On peut s’amuser à trouver, malgré tout, des points communs entre Jonathan et « Humbert Humbert. » La Tanche est avant tout l’histoire d’une mère abusive, qui a tracé un « cercle magique » autour de son fils, comme dit Kundera dans La Vie est ailleurs à propos de son Jaromil, autre grand névrosé de la littérature. Sa mère le traitant comme un petit garçon, il n’est peut-être pas étonnant que Jonathan soit resté bloqué dans une impossible enfance, et rêve encore d’amours enfantines, qui n’ont plus rien d’innocent… Quant à « Humbert Humbert », Nabokov lui fait faire une fixation sur un amour adolescent inassouvi, contrarié par la mort et par la famille… Traumatisme qui serait à l’origine de son obsession pour les « nymphettes. »

C’est à chaque fois l’obsession de l’éphémère, de l’inassouvissement qui provoque la névrose, matière principale du Romanesque, qu’il se drape de réalisme comme dans La Tanche ou se pare d’humour noir et d’inadmissible poésie comme dans Lolita






lundi 22 avril 2019

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La rédaction des Caprices de la femme en rouge est en vacances pour quelques jours…


mardi 16 avril 2019

L'Heure de Pan - conte de Jérémy Gouty




Que faire quand une journée commence mal ? L’envoyer dans une maison de redressement. C’est chose possible, et je vais le démontrer par cette histoire. Il était une fois deux couples. Deux jeunes couples plein d’ardeur. Deux jeunes blondins vêtus de costume de flanelle grise, et coiffés l’un d’une casquette de golfeur, l’autre d’un canotier,  partis avec leurs maîtresses pour une partie de campagne. Ils s’en allèrent en auto (l’histoire se passe au début du 20ème siècle), dans une forêt pleine de faunes. Ayant garé son dangereux tacot quelque part, n’importe où, Antoine, le plus jeune et le plus hardi des deux gars dit : « c’est ici que nous allons pique-niquer », puis il étendit sur l’herbe une nappe blanche, d’un blanc aussi virginal que les deux donzelles avant qu’il eût ravi leur virginité huit jours plus tôt. Antoine avait choisi un coin fort joli, très pittoresque. Une clairière baignée de soleil, aux reflets jaunes. Il sortit de sa musette une paire de bouteilles de vin, et diverses victuailles : saucisson, fromages, canard entier, lapin, terrine de lièvre… sans oublier une bouteille d’armagnac.
Les quatre mortels déjeunèrent copieusement, et arrosèrent non moins copieusement ce déjeuner, ils sacrifièrent tant et si bien à Bacchus que leurs sens engourdis ne leur permirent pas de faire honneur à Vénus comme ils l’escomptaient. 
Mon histoire ne se déroule pas comme prévu : en effet, les quatre joyeux drilles étaient partis pour une après-midi de libre échange. Les hommes avaient prévu d’échanger leurs compagnes et de faire l’amour en plein milieu des bois. Mais trois partenaires sur quatre étant ivres morts, c’était là chose impossible ou à tout le moins ajournée. Une seule personne sur quatre avait conservé sa lucidité : la compagne d’Antoine, qui n’aimait ni le vin rouge ni l’armagnac, une petit brune au teint pâle, répondant au nom, très mal choisi, de Virginie. Assise sur l’herbe non loin de son amant qui ronflait, Virginie tourna ses petits yeux boudeurs, légèrement bridés, dans la direction de ses deux autres amis, qui dormaient eux aussi. Elle soupira non sans agacement, tout en regardant autour d’elle. C’était une journée splendide ; elle n’allait pas rester assise là, au milieu des reliefs de leur pique-nique imbécile, os de poulet et bouteilles vides.
A défaut de pouvoir faire l’amour, Virginie pouvait très bien se promener autour du lac. Elle se croyait très seule – isolée. Depuis le début, un personnage hors du commun l’observait pourtant.
Elle décida d’aller se promener dans les bois.
Elle n’avait pas fait deux pas qu’elle tomba nez à nez avec un satyre superbe. Il se dressait de toute sa hauteur, sa main gauche, velue et noueuse, appuyée sur le tronc d’un bouleau, la droite posée sur une de ses hanches viriles. Virginie fut frappée de stupeur ; elle n’avait jamais si peu bu, et cependant jamais vu semblable merveille ; le visage de la créature était laid à faire peur, avec son front busqué, proéminant, duquel partaient d’énormes cornes de bélier,  mais séduisant au possible ; jusqu’à la taille, son corps était celui d’un très bel homme, au torse couvert de poils fauves, mais ses jambes, ou plutôt ses membres antérieurs étaient ceux d’un bouc au pelage blond-roux, aux sabots fendus et luisants. Elle s’étonna de ne pas être prise de panique.
- Je ne suis pas le dieu Pan, n’aie pas peur, lui dit le faune qui avait lu dans ses pensées. A peine un de ses lieutenants… Notre ami Pan est loin d’ici en cette heure – il a pris naguère un vaisseau qui le mène vers des contrées inconnues.  
Il avait une voix de basse envoûtante.
- Je ne suis pas le dieu Pan, répéta-t-il, mais je ne suis pas n’importe qui pour autant. Je suis devin, prophète et nécromant à mes heures. Je connais le passé comme l’avenir, et les problèmes du présent ne m’échappent pas pour autant : vous vous ennuyez, mon petit – excusez mes façons d’un autre âge. Sachez-le : moi aussi, je m’ennuie. Les choses ne tournent jamais comme prévu, n’est-ce pas ? Vous pensiez vous envoyer en l’air, pardon, connaître débauche et voluptés dans ce sous-bois, et voila que vous végétez auprès de trois ivrognes. Vous vous sentez exclue, rejetée – inutile. Tout comme je le suis, depuis presque deux mille ans les gens me prennent pour un diable – quand ils ont l’occasion de me voir…
Le satyre s’avachit, en faisant une grimace de douleur. Il s’assit lourdement sur une souche.
- Vous permettez ? Je me sens fatigué, dit-il, et j’ai mal au dos.
Virginie constata que les traits de son visage étaient vieux, flétris. Sa barbe grisonnait. Ses cheveux crépus se faisaient rares autour de ses cornes.
- Depuis deux mille ans on me méprise ou on me hait, reprit-il de sa voix de basse. Au risque de sembler banal, je vous l’avoue : je regrette l’Antiquité. Je fus chassé des temples, comme tant d’autres, à cause de ce Jésus et de son monothéisme, et bientôt je disparaîtrai aussi des toiles des peintres, et des comparaisons des poètes – je ne sais même pas si je resterai longtemps symbole de luxure. La seconde guerre mondiale va bientôt éclater ; elle sera encore pire que la première. Elle balaiera tous les symboles, et moi avec eux.
Virginie sentit monter la colère en elle. C’est bien ma veine, se dit-elle. Pour une fois que je rencontre un satyre, il faut qu’il soit ennuyeux comme la mort.
Le satyre lui dit : - Je le sais, tu as vingt ans, et mes discours ne t’intéressent pas. Tu as quitté ces trois cadavres qui puent le vin, et tu te retrouves à converser avec un diable, au milieu d’un bois. Ne me prends pas un idiot, je ne l’ai pas oublié : pour l’instant nous sommes encore en 1900 et quelques, et tu es à croquer avec ton chapeau à fleurs ! Viens sur mes genoux, ma petite fille.  
Virginie recula : le satyre était devenu repoussant, avec ses mamelons hérissés, son sourire et ses dents jaunes. Il avançait vers elle une main griffue ; l’autre s’appuyait sur un gourdin, surgi on ne savait d’où, autour duquel s’enroulait un hideux serpent.
Virginie voulut hurler, tant le reptile la dégoûtait ; elle n’en eut pas la force. Sa tête moulinait soudain comme si, elle aussi, avait bu la moitié d’une bouteille d’armagnac ; elle eut une absence, le temps d’une minute son esprit s’en alla errer quelque part, loin de son jeune corps ; pendant ce temps le faune se transforma en un beau jeune homme au nez busqué, aux oreilles en pointe assez bien dissimulées sous un chapeau haut-de-forme, et vêtu d’une élégante redingote noire. Agitant une canne à pommeau d’argent, il offrit son bras à la jeune et sotte Virginie dès qu’elle revint à elle.
- Je vous aime, dit celle-ci. Je n’ai jamais vu d’homme aussi attirant que vous l’êtes.
Le faune répondit sans fausse modestie, en se frisant les moustaches :
- Je ne compte pas te raconter d’histoires ; notre différence d’âge est prodigieuse. Tu as vingt ans ; j’en ai deux mille trois cents. Cependant si j’ai l’air d’un pauvre diable sylvestre, je suis châtelain. J’ai des serfs ; je règne sur un peuple de nymphes et de faunes de second rang. Cependant je te préviens : si tu veux t’unir à moi il te faudra m’accepter pour tyran absolu. Hors de question de me désobéir sur mes terres. Quiconque vit sur mes terres doit rendre hommage à Priape. Si tu pars avec moi tu ne reverras jamais tes amis.
- Ce ne sont pas mes amis. Je les fréquente par désœuvrement. J’étais saoule quand je me suis offerte à cet Antoine. Il m’a fait boire, et m’a quasiment prise de force ! Je le méprise…
- Ne dis pas de mal de cet Antoine. Il eût fait un adorateur convenable du dieu Pan. Il s’abandonne aux dieux, et c’est tout. En ce moment même il est sous l’emprise de Dionysos, quoiqu’en disent les adorateurs de la sainte trinité.
Virginie, sans répondre, tendit ses lèvres au faune. Après un long baiser, suave et âpre à la fois, qui grisa complètement la jeune femme, le faune l’avertit :
- Mes lèvres t’ont affolée, à tel point que tu n’aimeras plus jamais aucun autre homme ? Eh bien sache-le, tu dois oublier promesses et jalousie. Mon appétit sexuel est insatiable. Je règne sur un harem de nymphes-courtisanes, qui me sont dévouées comme des esclaves. J’ai de nombreuses favorites. Depuis longtemps je rêve de prendre une mortelle pour femme, afin d’apporter un peu de sang neuf à ma vieille race. Si tu me prends pour époux, sache-le : c’est un engagement définitif.
Virginie et son nouvel amant montèrent dans une calèche décapotable, tirée par une sauterelle géante. Le faune saisit les rênes attachées à ses mandibules. Virginie remarqua que tout autour d’eux avait grossi : les champignons mesuraient dix mètres de haut ; bolets de Satan, amanites, ils étaient hauts comme les tours de quelque molle cathédrale. Le moindre brin d’herbe avait acquis la hauteur et la solidité d’un arbre plusieurs fois centenaire. Virginie s’accrocha aux épaules du faune, qui ricanait de vanité en fouettant la sauterelle. Leur attelage s’envola, emporté par les ailes puissantes de l’insecte, qui devint une sorte de chimère, chatoyante et cyclopéenne comme le Socialisme. Ils traversèrent la voie lactée. Les nuages eux-mêmes, la stratosphère ne fut plus qu’un tapis cotonneux, filandreux, des milliards de kilomètres plus bas, au fond d’un abîme. Des milliers de planètes, d’étoiles, de comètes scintillèrent, puis ce fut le néant de la nuit noire et sans lune, et puis une aube diaprée, enfantine et rose caressa les paupières de Virginie qui s’assoupissait à cause d’un froid subit, venu des nuages qui renaissaient, soufflés par un dieu versatile.  
Quand elle se réveilla, la calèche du faune s’était transformée en un fiacre, une diligence tirée par deux chevaux noirs, qui trottaient sur le pont-levis d’un château. Le Satyre était devenu un adolescent de quinze ans, à pieds de bouc dépassant d’un frac de noceur. Son visage désormais rose et imberbe luisait d’orgueil, mais on le reconnaissait à ses yeux, qui avaient toujours deux mille trois cents ans.
- Ici je suis à la fois Dieu, le Roi et le Peuple. Clergé, Noblesse et Tiers-Etats. Le Pharaon ! Tous ces gens sont mes esclaves. De vulgaires satellites, qui tournent autour du soleil que je suis, et qui pourrait te brûler les yeux ! Des simples émanations de mon Moi tout-puissant. Des fantasmes.
Il était descendu du fiacre, avait tendu sa main gantée à Virginie et lui désignait en parlant tout un peuple de faunes-larbins accourus autour d’eux dans la cour du château.  
- Quand serai-je tienne, mon seigneur ? lui demanda Virginie qui commençait de nouveau à s’ennuyer – ce soi-disant satyre faisait un tas de beaux discours, ne cessait de radoter, mais tardait un peu à se décider à lui faire l’amour…  
- Je te prendrai pour femme demain, sous l’autel de Priape, déclara le cousin du Dieu Pan et, agitant sa cape noire que sa fiancée n’avait pas remarquée, il disparut. Un instant après elle se vit entourée d’une centaine de nymphes aux yeux malicieux, et aux cheveux rouges piqués de fleurs des champs.
- Nous sommes tes suivantes, lui dirent-elles avant de la conduire à l’intérieur du château, puis dans une chambre somptueuse – la Chambre de la Reine…
En un clin d’œil Virginie se retrouva complètement nue, entourée de ces jeunes filles aux yeux verts si envoûtants qui n’étaient guère plus habillées. Sa robe, ses bas, son corset, tous ses colifichets féminins jonchaient le sol. Elle crut que des plaisirs d’un genre homosexuel ou, comme dit le poète : saphique, l’attendaient. « Pourquoi pas », se dit-elle. « Au moins il se passera quelque chose. » Mais non ! Les suivantes firent sa toilette, oignirent son corps d’huiles savoureuses et de parfums musqués, avant de le revêtir d’une robe blanche qui la faisait ressembler à une jeune prêtresse gauloise.
Quand elle se vit dans la glace - dans le somptueux miroir  au cadre d’or qui trônait au milieu de la chambre-, entourée de toutes ces rouquines aux sourires ambigus, Virginie se trouva merveilleuse. La plus âgée des suivantes – dix-huit ans à peine –mit la touche finale à son déguisement : elle s’approcha de Virginie et ceignit son front d’une couronne de violettes qui, se détachant sur ses cheveux noir corbeau, fit d’elle une véritable druidesse. De gratitude, Virginie l’embrassa sur la bouche, puis elle se dit : « Je devrais faire faire mon portrait ainsi. Une ou deux marguerites de plus dans les cheveux, peut-être… Antoine connaît justement un peintre, ce garçon qui a son atelier près de l’Étoile, il est charmant, il nous ferait un prix d’ami – ou plutôt non, j’exigerai d’Antoine qu’il me présente enfin ce photographe, si joli garçon avec ses moustaches noires – cet ancien graveur, cet artiste-peintre devenu photographe, je crois – il pourrait faire quelque chose de ravissant, j’en suis sûre ! N’est-ce pas lui qui a créé ce spectacle de lanterne magique, l’hiver dernier ? Une véritable féérie ! Tout le monde en parlait dans Paris. A moins qu’il ne s’agisse de cinématographe… »
Pendant que son esprit batifolait ainsi, les nymphes conduisirent Virginie au pied d’une statue de Priape colossale, qu’on avait élevée dans un petit bois non loin du château. Virginie remarqua distraitement l’idole, qui mesurait douze mètres de haut, et son énorme sexe de plâtre érigé qui semblait défier le ciel.
Les nymphes qui s’étaient pris la main dansaient une ronde en chantant des couplets bizarres, dans une langue que Virginie ne comprenait pas, autour de la statue - et aussi autour de Virginie qui restait au pied de la statue. Elle en avait le tournis… Plusieurs silènes portant, pour tout vêtement, des feuilles de vigne, et une grappe de raisins ou deux derrière les oreilles, rejoignirent les nymphes en se dandinant. Ils jouaient du tambourin tout en dansant, et leurs gestes gracieux évoquaient la danse des hippopotames au fond des marais africains. Une lune de printemps luisait au milieu du ciel pâle, au-dessus de Priape et de son sexe géant.
Soudain la musique s’arrêta. Les danseuses et leurs hideux cavaliers se dispersèrent. La principale camériste de la « reine », celle qui l’avait coiffée d’une couronne de fleurs, s’approcha d’elle, portant une amphore et une coupe, déjà remplie de vin.
Virginie prit la coupe qu’on lui tendait dans un silence solennel, et elle but avidement. Le vin était délicieux. Elle l’avala presque d’une traite, et rendit la coupe vide à la nymphe, qui lui sourit. Ce sourire à la fois aimant, amical et affreusement ambigu mit Virginie très mal à l’aise. Elle détourna les yeux du regard de la nymphe. Ce faisant, elle aperçut plusieurs petits pâtres, qui s’approchaient de la statue, menant deux jeunes boucs. Soufflant et crachant, l’air ambigu, la barbiche frémissante, les deux bêtes suivirent les jeunes garçons à contrecœur jusqu’au pied de l’idole, où les attendait un beau jeune homme au visage austère, portant une toge et tenant une serpe dans sa main droite... Aussitôt que le premier bouc fut assez près, le jeune homme saisit, de sa main libre, une des cornes de l’animal, le forçant à tourner la tête, et il l’égorgea d’un coup de serpe magistral. Un jet de sang rouge éclaboussa le torse imberbe du sacrificateur, et le marbre blanc du socle sur lequel s’élançaient Priape et son gigantesque phallus, probablement depuis des siècles.
Virginie ferma les yeux et frissonna, en faisant une grimace qui chiffonna son joli petit nez. Le deuxième bouc subit le même sort, mais il eut le temps de bêler avant de rendre l’âme…
- Pourquoi diable a-t-il fait ça ? dit la jeune femme dégoûtée.
- Il a consacré ton lit nuptial, ma reine, répondit la nymphe avant de se retirer, avec sa cruche et la coupe vide : le Roi - le Satyre en personne - venait d’arriver, et se dirigeait d’un bon pas – le sabot triomphant- vers sa future épouse.
Tous les assistants : nymphes et silènes, sans oublier les pâtres, et le bourreau des deux boucs, se prosternaient jusqu’au sol.  
Virginie ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’ils en faisaient tous un peu trop. Elle s’étonnait, aussi, un peu choquée, un peu dégoûtée par ce que la nymphe venait de lui dire. S’imaginaient-ils vraiment, tous, qu’elle allait faire l’amour ici, sur cette herbe toute poisseuse du sang des deux boucs, près des cadavres puants des animaux en question ? C’était dégoûtant et absurde.
Le Satyre avait retrouvé son visage, et un corps de faune dans la force de l’âge. Il était plus beau et plus effrayant que jamais. Il exhibait des jambes de bouc laineuses, un torse digne de l’Hercule Farnèse, des biceps volumineux, et surtout un visage de vieux beau, de type oriental, au front bombé, d'où s'élançaient toujours ses deux cornes à la fois conquérantes et tordues.
- Etends-toi, ma reine, lui dit-il, sur ton lit nuptial.
- Nous allons vraiment nous aimer… devant tous ces gens ? Ma foi, pourquoi pas. Après tout, Je suis venue au bois avec Antoine pour m’encanailler, dit la jeune femme dont la tête recommençait à tourner, tout à fait comme le manège de chevaux de bois du mari de sa tante à Meudon, qui jouait une musique lancinante sur son accordéon.
- Je me sens fatiguée, subitement… balbutia-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’arrive.
La nymphe avait, semble-t-il, versé un narcotique puissant dans son vin. Virginie oublia son dégoût ; elle obéit machinalement au satyre. Faible à en mourir, elle alla s’étendre aux pieds de la statue, là où la conduisit la nymphe-échanson, revenue pour la soutenir. Virginie était si lasse qu’elle eût dormi n’importe où. Allongée sur l’herbe souillée de sang, la tête un peu appuyée sur le marbre du piédestal, elle ne songeait même plus aux charognes toutes proches, et fumantes, des deux animaux sacrifiés. L’ombre du Satyre, son futur époux, s’étendit sur elle, et alors elle comprit tout. Antoine lui avait parlé, plus d’une fois, des sacrifices commis par les Païens autrefois. 
Le Satyre s’avançait donc. Elle voyait ses narines en contre-plongée.
« Tu ne survivras pas à cette étreinte, lui dit-il. Je t’ai choisie pour te donner en offrande à Priape – sois-en fière, c’est un honneur ! C’est moi qui  t’ai attirée dans ce petit bois. J’ai lancé un sortilège à tes amis et à ton souteneur pour qu’ils s’endorment – ça ne t’a pas semblé bizarre, idiote, que de tels noceurs s’écroulent après quelques verres ? »  
Virginie, que l’angoisse gagnait, se sentait si faible qu’elle ne pouvait pas faire un seul mouvement, ni articuler un seul mot. « Antoine n’est pas mon souteneur, espèce d’ignoble personnage » aurait-elle voulu dire. Mais ses paupières comme sa langue étaient lourdes, aussi pesantes que le corps du Satyre, lequel, fouillant sous sa robe avec ses mains griffues, lui souffla au visage :
- Aucune mortelle ne peut s’unir à moi sans y rester. Toutes mes amantes furent des déesses. Ce n’est pas avec une faux, ou une serpe, ou un scalpel comme Jack l’Eventreur, que je vais te tuer mais avec ceci !
Virginie sentit qu’une douleur affreuse allait venir, entre ses cuisses. Elle fit un effort surhumain et sortit enfin de sa torpeur, en poussant un hurlement !
Virginie se dressa sur son séant, à demi suffoquée par la peur. Elle vit, autour d’elle, le petit bois de bouleaux qui n’avait pas changé, la clairière, et ses amis qui ronflaient. Antoine, tout près d’elle, dormait la bouche grande ouverte, dans une position ridicule, le veston entrouvert sur son fameux gilet brodé. Sa respiration était lourde, pénible, ses lèvres tachées de vin sous les moustaches blondes. Il était laid et grotesque ainsi, mais Virginie fut heureuse de le voir.
L’après-midi était bien avancée. Des corneilles et une ou deux pies passèrent, en crossant, juste au-dessus des arbres. Virginie, un peu hagarde, quitta des yeux son homme en poussant un petit soupir encore. Deux ou trois mètres plus loin, Agathe et Hippolyte dormaient toujours, eux aussi, comme des bébés, débraillés, enlacés mais ivres morts. Le canotier d’Hippolyte reposait bien sagement sur l’herbe, tranquille et incongru comme son propriétaire, sa couleur jaune répondant à celle des petites marguerites qui poussaient tout autour. Les bouteilles vides, les restes du repas, os de faisan et pot de confiture ouvert, autour desquels un essaim de mouches vertes et une guêpe ou deux vrombissaient s’étalaient toujours un peu partout…
Virginie secoua violemment son Antoine, qu’elle trouva lourd. Il se réveilla, et elle lui dit : - J’ai fait un affreux cauchemar. Celui-ci, un peu hébété d’abord, se ressaisit et, sans lui répondre, essaya de l’embrasser. Virginie le repoussa et lui dit : - Ramène-moi immédiatement à Paris. Il est hors de question que je me prête à vos jeux érotiques pervers. Si tu es prêt à m’échanger pour une autre avec un de tes amis, peut-être qu’il vaut mieux que tu me quittes, à tout jamais, immédiatement. En tout les cas c’est hors de question. Ramène-moi à Paris.
Haussant les épaules puis s’étirant, l’ami Antoine, qui se sentait vaguement nauséeux mais avait assez cuvé son vin, lança quelques vives plaisanteries en se tournant vers ses amis qui dormaient encore. Hippolyte s’éveilla, les deux hommes rirent bruyamment, burent quelques gorgées d’armagnac pour soigner leur gueule de bois, puis la mauvaise humeur de Virginie et leur propre fatigue les convainquirent de reprendre leur automobile pour rentrer à Paris.
Antoine, Virginie et leurs compagnons n’étaient, de tout manière, plus en état de faire l’amour.
Antoine et Hippolyte, qui était son mécanicien, firent démarrer l’auto à grand-peine. Elle partit en pétaradant, chargée des deux messieurs et des femmes qui gloussaient de nouveau, en se disant que ce n’était que partie remise.
Quelque part derrière les arbres, un vieux satyre les regarda s’éloigner en ricanant.


 




mardi 9 avril 2019

La Bouche d'un revolver ou les pieds de la Croix - nouvelle de Clément Gouty





Une journée de plus écoulée. Ou une de moins. Ça dépend dans quel sens on regarde. 24 heures de moins vers l'issue fatale et inévitable de toute vie. Une journée de plus sur le seuil du mensonge, à grimacer sur les tréteaux de la grande comédie humaine. J'avais choisi d'y être figurant pour me donner bonne conscience : moins de dialogues, moins de simagrées. Mais ça ne changeait rien en vérité, l'essentiel étant de participer comme le disait Coubertin.
A quoi avais-je consumé ma vie ? A laisser passer des chances, à courir après des trains...
Au milieu des aigreurs terminales, et des prostitutions multiformes, je voulais garder la fraîcheur d'une pucelle en écoutant les jérémiades et en épongeant les larmes sincères. Peine perdue.
Il fallait en finir avec ces ombres.
Le spleen n'est plus à la mode, avait clamé la chanteuse. Les armes à feu, elles, le redevenaient.
J'avais un ami gendarme. Il s'entraînait au tir dans un stand privé, en dehors de son service. De quoi me donner des envies.
Se jeter du toit du monde ou mettre le feu à sa cervelle ? 
J'avais pensé aussi au monastère pour une sortie en douceur...
Les monastères sauveront le monde... Ils sont inutiles à ses yeux, permettent d'en sortir sans effusion de sang... Rendre déjà à Dieu la vie qu'il nous a donné, sans détruire son cadeau. Mais nous étions au temps du jetable, de l'obsolescence programmée. Pas question de réparer une  machine défectueuse,  il fallait la mettre à la casse. Euthanasier les vieux, avorter les handicapés, et en finir avec le désespoir dans des éclats hollywoodiens. Mourir, pas gémir. Gémir, pas prier. Ne pas se faire prier, et quitter la scène les armes à la main. Les retourner contre soi. Il ne fallait pas haïr l'autre, mais la haine de soi était permise. J'étais mon propre exutoire. 
Oserais-je être ringard? Il fallait pour cela plus de courage que pour se faire sauter la cervelle. Nager à contre-courant dans les eaux du Sheol; pas donné à tout le monde. 
Mais il y avait le grégorien. Et la beauté sauvera le monde, disait Dostoïevski.
Et elle m'a sauvé. Désormais j'attends d'être rappelé par mon créateur en patientant au fil des heures, en chantant avec les autres. J'ai repris le combat, j'ai osé le 'Oui' je suis rentré à l'abbaye.


Biographie

Mon prénom, Clément,  fut celui de nombreux papes.  Mon nom, Gouty, est d'origine latine. Je suis trois fois romain, gallo-romain par ma race, gréco -romain par ma culture et catholique romain par ma foi. Rien d'étonnant alors à ce que mes premiers textes publiés sur ce blog aient pour thème Rome, la ville éternelle. Dans mes autres textes , on pourra parfois entrevoir aussi des lueurs d'éternité, car pour moi l'écriture est liée à la mort. Sinon , pourquoi noter ? on pourrait se contenter de parler…






Adieu collines - poème d'Estelle Sciortino

Dans de grands champs de visions, je chassais l'élan Sûre qu'un jour, mon nom se pendrait à l'horizon Je me disais...