Que faire quand une journée commence
mal ? L’envoyer dans une maison de redressement. C’est chose possible, et
je vais le démontrer par cette histoire. Il était une fois deux couples. Deux
jeunes couples plein d’ardeur. Deux jeunes blondins vêtus de costume de
flanelle grise, et coiffés l’un d’une casquette de golfeur, l’autre d’un
canotier, partis avec leurs maîtresses
pour une partie de campagne. Ils s’en allèrent en auto (l’histoire se passe au
début du 20ème siècle), dans une forêt pleine de faunes. Ayant garé
son dangereux tacot quelque part, n’importe où, Antoine, le plus jeune et le
plus hardi des deux gars dit : « c’est ici que nous allons pique-niquer »,
puis il étendit sur l’herbe une nappe blanche, d’un blanc aussi virginal que
les deux donzelles avant qu’il eût ravi leur virginité huit jours plus tôt.
Antoine avait choisi un coin fort joli, très pittoresque. Une clairière baignée
de soleil, aux reflets jaunes. Il sortit de sa musette une paire de bouteilles
de vin, et diverses victuailles : saucisson, fromages, canard entier,
lapin, terrine de lièvre… sans oublier une bouteille d’armagnac.
Les quatre mortels
déjeunèrent copieusement, et arrosèrent non moins copieusement ce déjeuner, ils
sacrifièrent tant et si bien à Bacchus que leurs sens engourdis ne leur
permirent pas de faire honneur à Vénus comme ils l’escomptaient.
Mon histoire ne se déroule
pas comme prévu : en effet, les quatre joyeux drilles étaient partis pour
une après-midi de libre échange. Les hommes avaient prévu d’échanger leurs
compagnes et de faire l’amour en plein milieu des bois. Mais trois partenaires
sur quatre étant ivres morts, c’était là chose impossible ou à tout le moins
ajournée. Une seule personne sur quatre avait conservé sa lucidité : la
compagne d’Antoine, qui n’aimait ni le vin rouge ni l’armagnac, une petit brune
au teint pâle, répondant au nom, très mal choisi, de Virginie. Assise sur
l’herbe non loin de son amant qui ronflait, Virginie tourna ses petits yeux
boudeurs, légèrement bridés, dans la direction de ses deux autres amis, qui
dormaient eux aussi. Elle soupira non sans agacement, tout en regardant autour
d’elle. C’était une journée splendide ; elle n’allait pas rester assise
là, au milieu des reliefs de leur pique-nique imbécile, os de poulet et
bouteilles vides.
A défaut de pouvoir faire
l’amour, Virginie pouvait très bien se promener autour du lac. Elle se croyait
très seule – isolée. Depuis le début, un personnage hors du commun l’observait
pourtant.
Elle décida d’aller se
promener dans les bois.
Elle n’avait pas fait deux
pas qu’elle tomba nez à nez avec un satyre superbe. Il se dressait de toute sa
hauteur, sa main gauche, velue et noueuse, appuyée sur le tronc d’un bouleau,
la droite posée sur une de ses hanches viriles. Virginie fut frappée de
stupeur ; elle n’avait jamais si peu bu, et cependant jamais vu semblable
merveille ; le visage de la créature était laid à faire peur, avec son
front busqué, proéminant, duquel partaient d’énormes cornes de bélier, mais séduisant au possible ; jusqu’à la
taille, son corps était celui d’un très bel homme, au torse couvert de poils
fauves, mais ses jambes, ou plutôt ses membres antérieurs étaient ceux d’un bouc
au pelage blond-roux, aux sabots fendus et luisants. Elle s’étonna de ne pas
être prise de panique.
- Je ne suis pas le dieu Pan,
n’aie pas peur, lui dit le faune qui avait lu dans ses pensées. A peine un de
ses lieutenants… Notre ami Pan est loin d’ici en cette heure – il a pris
naguère un vaisseau qui le mène vers des contrées inconnues.
Il avait une voix de basse
envoûtante.
- Je ne suis pas le dieu Pan,
répéta-t-il, mais je ne suis pas n’importe qui pour autant. Je suis devin,
prophète et nécromant à mes heures. Je connais le passé comme l’avenir, et les
problèmes du présent ne m’échappent pas pour autant : vous vous ennuyez,
mon petit – excusez mes façons d’un autre âge. Sachez-le : moi aussi, je
m’ennuie. Les choses ne tournent jamais comme prévu, n’est-ce pas ? Vous
pensiez vous envoyer en l’air, pardon, connaître débauche et voluptés dans ce
sous-bois, et voila que vous végétez auprès de trois ivrognes. Vous vous sentez
exclue, rejetée – inutile. Tout comme je le suis, depuis presque deux mille ans
les gens me prennent pour un diable – quand ils ont l’occasion de me voir…
Le satyre s’avachit, en
faisant une grimace de douleur. Il s’assit lourdement sur une souche.
- Vous permettez ? Je me
sens fatigué, dit-il, et j’ai mal au dos.
Virginie constata que les
traits de son visage étaient vieux, flétris. Sa barbe grisonnait. Ses cheveux
crépus se faisaient rares autour de ses cornes.
- Depuis deux mille ans on me
méprise ou on me hait, reprit-il de sa voix de basse. Au risque de sembler
banal, je vous l’avoue : je regrette l’Antiquité. Je fus chassé des
temples, comme tant d’autres, à cause de ce Jésus et de son monothéisme, et
bientôt je disparaîtrai aussi des toiles des peintres, et des comparaisons des
poètes – je ne sais même pas si je resterai longtemps symbole de luxure. La
seconde guerre mondiale va bientôt éclater ; elle sera encore pire que la
première. Elle balaiera tous les symboles, et moi avec eux.
Virginie sentit monter la
colère en elle. C’est bien ma veine, se dit-elle. Pour une fois que je
rencontre un satyre, il faut qu’il soit ennuyeux comme la mort.
Le satyre lui dit : - Je
le sais, tu as vingt ans, et mes discours ne t’intéressent pas. Tu as quitté
ces trois cadavres qui puent le vin, et tu te retrouves à converser avec un
diable, au milieu d’un bois. Ne me prends pas un idiot, je ne l’ai pas
oublié : pour l’instant nous sommes encore en 1900 et quelques, et tu es à
croquer avec ton chapeau à fleurs ! Viens sur mes genoux, ma petite fille.
Virginie recula : le
satyre était devenu repoussant, avec ses mamelons hérissés, son sourire et ses
dents jaunes. Il avançait vers elle une main griffue ; l’autre s’appuyait
sur un gourdin, surgi on ne savait d’où, autour duquel s’enroulait un hideux
serpent.
Virginie voulut hurler, tant
le reptile la dégoûtait ; elle n’en eut pas la force. Sa tête moulinait soudain
comme si, elle aussi, avait bu la moitié d’une bouteille d’armagnac ; elle
eut une absence, le temps d’une minute son esprit s’en alla errer quelque part,
loin de son jeune corps ; pendant ce temps le faune se transforma en un
beau jeune homme au nez busqué, aux oreilles en pointe assez bien dissimulées
sous un chapeau haut-de-forme, et vêtu d’une élégante redingote noire. Agitant
une canne à pommeau d’argent, il offrit son bras à la jeune et sotte Virginie
dès qu’elle revint à elle.
- Je vous aime, dit celle-ci.
Je n’ai jamais vu d’homme aussi attirant que vous l’êtes.
Le faune répondit sans fausse
modestie, en se frisant les moustaches :
- Je ne compte pas te
raconter d’histoires ; notre différence d’âge est prodigieuse. Tu as vingt
ans ; j’en ai deux mille trois cents. Cependant si j’ai l’air d’un pauvre
diable sylvestre, je suis châtelain. J’ai des serfs ; je règne sur un
peuple de nymphes et de faunes de second rang. Cependant je te préviens :
si tu veux t’unir à moi il te faudra m’accepter pour tyran absolu. Hors de
question de me désobéir sur mes terres. Quiconque vit sur mes terres doit
rendre hommage à Priape. Si tu pars avec moi tu ne reverras jamais tes amis.
- Ce ne sont pas mes amis. Je
les fréquente par désœuvrement. J’étais saoule quand je me suis offerte à cet
Antoine. Il m’a fait boire, et m’a quasiment prise de force ! Je le
méprise…
- Ne dis pas de mal de cet
Antoine. Il eût fait un adorateur convenable du dieu Pan. Il s’abandonne aux
dieux, et c’est tout. En ce moment même il est sous l’emprise de Dionysos,
quoiqu’en disent les adorateurs de la sainte trinité.
Virginie, sans répondre, tendit
ses lèvres au faune. Après un long baiser, suave et âpre à la fois, qui grisa
complètement la jeune femme, le faune l’avertit :
- Mes lèvres t’ont affolée, à
tel point que tu n’aimeras plus jamais aucun autre homme ? Eh bien
sache-le, tu dois oublier promesses et jalousie. Mon appétit sexuel est
insatiable. Je règne sur un harem de nymphes-courtisanes, qui me sont dévouées
comme des esclaves. J’ai de nombreuses favorites. Depuis longtemps je rêve de
prendre une mortelle pour femme, afin d’apporter un peu de sang neuf à ma
vieille race. Si tu me prends pour époux, sache-le : c’est un engagement
définitif.
Virginie et son nouvel amant
montèrent dans une calèche décapotable, tirée par une sauterelle géante. Le
faune saisit les rênes attachées à ses mandibules. Virginie remarqua que tout
autour d’eux avait grossi : les champignons mesuraient dix mètres de
haut ; bolets de Satan, amanites, ils étaient hauts comme les tours de
quelque molle cathédrale. Le moindre brin d’herbe avait acquis la hauteur et la
solidité d’un arbre plusieurs fois centenaire. Virginie s’accrocha aux épaules
du faune, qui ricanait de vanité en fouettant la sauterelle. Leur attelage
s’envola, emporté par les ailes puissantes de l’insecte, qui devint une sorte
de chimère, chatoyante et cyclopéenne comme le Socialisme. Ils traversèrent la
voie lactée. Les nuages eux-mêmes, la stratosphère ne fut plus qu’un tapis
cotonneux, filandreux, des milliards de kilomètres plus bas, au fond d’un
abîme. Des milliers de planètes, d’étoiles, de comètes scintillèrent, puis ce
fut le néant de la nuit noire et sans lune, et puis une aube diaprée, enfantine
et rose caressa les paupières de Virginie qui s’assoupissait à cause d’un froid
subit, venu des nuages qui renaissaient, soufflés par un dieu versatile.
Quand elle se réveilla, la
calèche du faune s’était transformée en un fiacre, une diligence tirée par deux
chevaux noirs, qui trottaient sur le pont-levis d’un château. Le Satyre était
devenu un adolescent de quinze ans, à pieds de bouc dépassant d’un frac de
noceur. Son visage désormais rose et imberbe luisait d’orgueil, mais on le
reconnaissait à ses yeux, qui avaient toujours deux mille trois cents ans.
- Ici je suis à la fois Dieu,
le Roi et le Peuple. Clergé, Noblesse et Tiers-Etats. Le Pharaon ! Tous
ces gens sont mes esclaves. De vulgaires satellites, qui tournent autour du
soleil que je suis, et qui pourrait te brûler les yeux ! Des simples
émanations de mon Moi tout-puissant. Des fantasmes.
Il était descendu du fiacre,
avait tendu sa main gantée à Virginie et lui désignait en parlant tout un peuple
de faunes-larbins accourus autour d’eux dans la cour du château.
- Quand serai-je tienne, mon
seigneur ? lui demanda Virginie qui commençait de nouveau à s’ennuyer – ce
soi-disant satyre faisait un tas de beaux discours, ne cessait de radoter, mais
tardait un peu à se décider à lui faire l’amour…
- Je te prendrai pour femme
demain, sous l’autel de Priape, déclara le cousin du Dieu Pan et, agitant sa
cape noire que sa fiancée n’avait pas remarquée, il disparut. Un instant après
elle se vit entourée d’une centaine de nymphes aux yeux malicieux, et aux
cheveux rouges piqués de fleurs des champs.
- Nous sommes tes suivantes,
lui dirent-elles avant de la conduire à l’intérieur du château, puis dans une
chambre somptueuse – la Chambre de la Reine…
En un clin d’œil Virginie se
retrouva complètement nue, entourée de ces jeunes filles aux yeux verts si
envoûtants qui n’étaient guère plus habillées. Sa robe, ses bas, son corset,
tous ses colifichets féminins jonchaient le sol. Elle crut que des plaisirs d’un
genre homosexuel ou, comme dit le poète : saphique, l’attendaient. « Pourquoi pas », se dit-elle. « Au
moins il se passera quelque chose. » Mais non ! Les suivantes firent
sa toilette, oignirent son corps d’huiles savoureuses et de parfums musqués,
avant de le revêtir d’une robe blanche qui la faisait ressembler à une jeune
prêtresse gauloise.
Quand elle se vit dans la
glace - dans le somptueux miroir au
cadre d’or qui trônait au milieu de la chambre-, entourée de toutes ces
rouquines aux sourires ambigus, Virginie se trouva merveilleuse. La plus âgée
des suivantes – dix-huit ans à peine –mit la touche finale à son
déguisement : elle s’approcha de Virginie et ceignit son front d’une
couronne de violettes qui, se détachant sur ses cheveux noir corbeau, fit
d’elle une véritable druidesse. De gratitude, Virginie l’embrassa sur la
bouche, puis elle se dit : « Je devrais faire faire mon portrait ainsi.
Une ou deux marguerites de plus dans les cheveux, peut-être… Antoine connaît
justement un peintre, ce garçon qui a son atelier près de l’Étoile, il est charmant, il nous ferait un prix d’ami –
ou plutôt non, j’exigerai d’Antoine qu’il me présente enfin ce photographe, si
joli garçon avec ses moustaches noires – cet ancien graveur, cet
artiste-peintre devenu photographe, je crois – il pourrait faire quelque chose
de ravissant, j’en suis sûre ! N’est-ce pas lui qui a créé ce spectacle de
lanterne magique, l’hiver dernier ? Une véritable féérie ! Tout le
monde en parlait dans Paris. A moins qu’il ne s’agisse de cinématographe… »
Pendant que son esprit
batifolait ainsi, les nymphes conduisirent Virginie au pied d’une statue de Priape
colossale, qu’on avait élevée dans un petit bois non loin du château. Virginie
remarqua distraitement l’idole, qui mesurait douze mètres de haut, et son
énorme sexe de plâtre érigé qui semblait défier le ciel.
Les nymphes qui s’étaient pris
la main dansaient une ronde en chantant des couplets bizarres, dans une langue
que Virginie ne comprenait pas, autour de la statue - et aussi autour de
Virginie qui restait au pied de la statue. Elle en avait le tournis… Plusieurs
silènes portant, pour tout vêtement, des feuilles de vigne, et une grappe de
raisins ou deux derrière les oreilles, rejoignirent les nymphes en se
dandinant. Ils jouaient du tambourin tout en dansant, et leurs gestes gracieux
évoquaient la danse des hippopotames au fond des marais africains. Une lune de
printemps luisait au milieu du ciel pâle, au-dessus de Priape et de son sexe
géant.
Soudain la musique s’arrêta.
Les danseuses et leurs hideux cavaliers se dispersèrent. La principale
camériste de la « reine », celle qui l’avait coiffée d’une couronne
de fleurs, s’approcha d’elle, portant une amphore et une coupe, déjà remplie de
vin.
Virginie prit la coupe qu’on
lui tendait dans un silence solennel, et elle but avidement. Le vin était
délicieux. Elle l’avala presque d’une traite, et rendit la coupe vide à la
nymphe, qui lui sourit. Ce sourire à la fois aimant, amical et
affreusement ambigu mit Virginie très mal à l’aise. Elle détourna les yeux du
regard de la nymphe. Ce faisant, elle aperçut plusieurs petits pâtres, qui
s’approchaient de la statue, menant deux jeunes boucs. Soufflant et crachant,
l’air ambigu, la barbiche frémissante, les deux bêtes suivirent les jeunes
garçons à contrecœur jusqu’au pied de l’idole, où les attendait un beau jeune
homme au visage austère, portant une toge et tenant une serpe dans sa main
droite... Aussitôt que le premier bouc fut assez près, le jeune homme saisit,
de sa main libre, une des cornes de l’animal, le forçant à tourner la tête, et il
l’égorgea d’un coup de serpe magistral. Un jet de sang rouge éclaboussa le
torse imberbe du sacrificateur, et le marbre blanc du socle sur lequel s’élançaient
Priape et son gigantesque phallus, probablement depuis des siècles.
Virginie ferma les yeux et
frissonna, en faisant une grimace qui chiffonna son joli petit nez. Le deuxième
bouc subit le même sort, mais il eut le temps de bêler avant de rendre l’âme…
- Pourquoi diable a-t-il fait
ça ? dit la jeune femme dégoûtée.
- Il a consacré ton lit
nuptial, ma reine, répondit la nymphe avant de se retirer, avec sa cruche et la
coupe vide : le Roi - le Satyre en personne - venait d’arriver, et se
dirigeait d’un bon pas – le sabot triomphant- vers sa future épouse.
Tous les assistants :
nymphes et silènes, sans oublier les pâtres, et le bourreau des deux boucs, se
prosternaient jusqu’au sol.
Virginie ne pouvait pas
s’empêcher de se dire qu’ils en faisaient tous un peu trop. Elle s’étonnait,
aussi, un peu choquée, un peu dégoûtée par ce que la nymphe venait de lui dire.
S’imaginaient-ils vraiment, tous, qu’elle allait faire l’amour ici, sur cette
herbe toute poisseuse du sang des deux boucs, près des cadavres puants des
animaux en question ? C’était dégoûtant et absurde.
Le Satyre avait retrouvé son
visage, et un corps de faune dans la force de l’âge. Il était plus beau et plus
effrayant que jamais. Il exhibait des jambes de bouc laineuses, un torse digne
de l’Hercule Farnèse, des biceps volumineux, et surtout un visage de vieux
beau, de type oriental, au front bombé, d'où s'élançaient toujours ses deux
cornes à la fois conquérantes et tordues.
- Etends-toi, ma reine, lui
dit-il, sur ton lit nuptial.
- Nous allons vraiment nous
aimer… devant tous ces gens ? Ma foi, pourquoi pas. Après tout, Je suis
venue au bois avec Antoine pour m’encanailler, dit la jeune femme dont la tête
recommençait à tourner, tout à fait comme le manège de chevaux de bois du mari
de sa tante à Meudon, qui jouait une musique lancinante sur son accordéon.
- Je me sens fatiguée,
subitement… balbutia-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’arrive.
La nymphe avait, semble-t-il,
versé un narcotique puissant dans son vin. Virginie oublia son dégoût ;
elle obéit machinalement au satyre. Faible à en mourir, elle alla s’étendre aux
pieds de la statue, là où la conduisit la nymphe-échanson, revenue pour la
soutenir. Virginie était si lasse qu’elle eût dormi n’importe où. Allongée sur
l’herbe souillée de sang, la tête un peu appuyée sur le marbre du piédestal, elle
ne songeait même plus aux charognes toutes proches, et fumantes, des deux
animaux sacrifiés. L’ombre du Satyre, son futur époux, s’étendit sur elle, et
alors elle comprit tout. Antoine lui avait parlé, plus d’une fois, des sacrifices
commis par les Païens autrefois.
Le Satyre s’avançait donc.
Elle voyait ses narines en contre-plongée.
« Tu ne survivras pas à
cette étreinte, lui dit-il. Je t’ai choisie pour te donner en offrande à Priape
– sois-en fière, c’est un honneur ! C’est moi qui t’ai attirée dans ce petit bois. J’ai lancé un
sortilège à tes amis et à ton souteneur pour qu’ils s’endorment – ça ne t’a pas
semblé bizarre, idiote, que de tels noceurs s’écroulent après quelques
verres ? »
Virginie, que l’angoisse
gagnait, se sentait si faible qu’elle ne pouvait pas faire un seul mouvement,
ni articuler un seul mot. « Antoine n’est pas mon souteneur, espèce
d’ignoble personnage » aurait-elle voulu dire. Mais ses paupières comme sa
langue étaient lourdes, aussi pesantes que le corps du Satyre, lequel,
fouillant sous sa robe avec ses mains griffues, lui souffla au visage :
- Aucune mortelle ne peut
s’unir à moi sans y rester. Toutes mes amantes furent des déesses. Ce n’est pas
avec une faux, ou une serpe, ou un scalpel comme Jack l’Eventreur, que je vais
te tuer mais avec ceci !
Virginie sentit qu’une
douleur affreuse allait venir, entre ses cuisses. Elle fit un effort surhumain
et sortit enfin de sa torpeur, en poussant un hurlement !
Virginie se dressa sur son
séant, à demi suffoquée par la peur. Elle vit, autour d’elle, le petit bois de
bouleaux qui n’avait pas changé, la clairière, et ses amis qui ronflaient.
Antoine, tout près d’elle, dormait la bouche grande ouverte, dans une position
ridicule, le veston entrouvert sur son fameux gilet brodé. Sa respiration était
lourde, pénible, ses lèvres tachées de vin sous les moustaches blondes. Il
était laid et grotesque ainsi, mais Virginie fut heureuse de le voir.
L’après-midi était bien
avancée. Des corneilles et une ou deux pies passèrent, en crossant, juste
au-dessus des arbres. Virginie, un peu hagarde, quitta des yeux son homme en
poussant un petit soupir encore. Deux ou trois mètres plus loin, Agathe et
Hippolyte dormaient toujours, eux aussi, comme des bébés, débraillés, enlacés
mais ivres morts. Le canotier d’Hippolyte reposait bien sagement sur l’herbe,
tranquille et incongru comme son propriétaire, sa couleur jaune répondant à
celle des petites marguerites qui poussaient tout autour. Les bouteilles vides,
les restes du repas, os de faisan et pot de confiture ouvert, autour desquels
un essaim de mouches vertes et une guêpe ou deux vrombissaient s’étalaient
toujours un peu partout…
Virginie secoua violemment son
Antoine, qu’elle trouva lourd. Il se réveilla, et elle lui dit : - J’ai
fait un affreux cauchemar. Celui-ci, un peu hébété d’abord, se ressaisit et,
sans lui répondre, essaya de l’embrasser. Virginie le repoussa et lui
dit : - Ramène-moi immédiatement à Paris. Il est hors de question que je
me prête à vos jeux érotiques pervers. Si tu es prêt à m’échanger pour une
autre avec un de tes amis, peut-être qu’il vaut mieux que tu me quittes, à tout
jamais, immédiatement. En tout les cas c’est hors de question. Ramène-moi à
Paris.
Haussant les épaules puis
s’étirant, l’ami Antoine, qui se sentait vaguement nauséeux mais avait assez
cuvé son vin, lança quelques vives plaisanteries en se tournant vers ses amis
qui dormaient encore. Hippolyte s’éveilla, les deux hommes rirent bruyamment,
burent quelques gorgées d’armagnac pour soigner leur gueule de bois, puis la
mauvaise humeur de Virginie et leur propre fatigue les convainquirent de
reprendre leur automobile pour rentrer à Paris.
Antoine, Virginie et leurs
compagnons n’étaient, de tout manière, plus en état de faire l’amour.
Antoine et Hippolyte, qui
était son mécanicien, firent démarrer l’auto à grand-peine. Elle partit en
pétaradant, chargée des deux messieurs et des femmes qui gloussaient de
nouveau, en se disant que ce n’était que partie remise.
Quelque part derrière les
arbres, un vieux satyre les regarda s’éloigner en ricanant.