mardi 30 avril 2019

La Pédophilie dans la littérature. Comparaison La Tanche/Lolita. Par Joachim Garcia





   



AVERTISSEMENT : Nous avons groupé ici quelques notes, dont certaines concernent un sujet délicat, objet de discussions bien souvent bruyantes et oiseuses, que suscitent généralement des obsessions malsaines : la pédophilie dans la littérature. Avant toute chose, comprenons-nous bien : il ne sera pas ici question des actes réels, commis par des malades mentaux sur des enfants innocents, mais uniquement de littérature…

Nous nous proposons de comparer deux grands succès, l’un sorti voici à peine deux ans : La Tanche, d’Inge Schilperoord, et l’autre publié en 1955 : Lolita, de Wladimir Nabokov !  



De prime abord, deux constats :

Lolita, pour le lecteur moyen d’aujourd’hui, paraît beaucoup plus choquant que La Tanche.

Pour faire accepter son « héros » pédophile, Inge Schilperoord en a fait un homme d’une intelligence inférieure à la moyenne, qu’on ne peut s’empêcher de plaindre et de mépriser un peu, un personnage terne et immature, flanqué d’une mère abusive et alcoolique à laquelle il se soumet corps et âme, et le drame de sa vie se joue dans une banlieue sordide et brûlante, au cours d’un été poisseux, dans un milieu extrêmement modeste, pour ne pas dire misérable. La romancière psychologue a beau suivre chacune des pensées de son héros, et chacun de ses gestes, afin de susciter l’empathie, le style de La Tanche est froid, presque clinique, on a l’impression de regarder une bête blessée dans un microscope. Pour tout dire, Inge Schilperoord a créé un personnage qui ne peut qu’être considéré comme un inférieur par n’importe quel lecteur.

Le héros et narrateur de Lolita, Humber Humbert, est quant à lui un homme très cultivé, d’une intelligence largement supérieure à la moyenne. Le ton qu’il prend pour s’adresser au « lecteur » (qu’il harangue régulièrement) est badin, spirituel, imprégné d’humour anglais ; ses monologues s’adressent à un égal, et certainement pas à quelqu’un qui prétendrait user de condescendance à son égard.  




Nabokov se voyait avant tout comme un artiste. Or, qu’était-ce qu’un artiste, selon la définition de l’écrivain russe américain ? Un Enchanteur, ni plus ni moins.

Qu’est-ce qu’un Enchanteur, selon Nabokov ? Une sorte d’architecte-magicien.  

Pour Nabokov, deux choses comptaient, plus que tout : Structure, et Style – exactement comme pour l’architecte.

L’Enchanteur bâtit des palais de féérie, dans lesquels le lecteur se promène. Le bon lecteur doit être capable d’en apprécier lucidement  l’esthétique, exactement comme le fait l’admirateur raffiné de quelque édifice majestueux, et non se contenter de s’abandonner à ses émotions et réflexes conditionnés tels que : s’identifier aux personnages, trembler ou frissonner, ou encore se plaindre que l’histoire ne soit pas assez édifiante.

Dans ces conditions, on comprend que l’accusation d’immoralité (si fréquente, hélas, et toujours si grotesque) ait pu donner à Nabokov le sentiment d’être incompris. L’artiste choisit de susciter des enchantements à partir d’un sujet original et choquant, tel que les amours d’un quadragénaire et d’une fillette, mais on ne doit pas s’en formaliser davantage que des arrangements baroques de quelque architecture savante, ou s’en étonner plus que de l’anatomie surprenante de l’hermaphrodite du musée du Louvre. 

Malentendus, malentendus !





La Tanche est une sorte de drame psychologique, réaliste et symboliste à la fois. L’image du poisson, qui se meurt tandis que le héros cède à ses démons, est assez significative.

Le projet d’Inge Schilperoord semble être d’amener son lecteur à comprendre ce qui motive les agissements d’un délinquant sexuel, qui relèvent de la pathologie, et d’une certaine manière à le plaindre et  à lui pardonner, plutôt que le considérer comme un monstre, solution de suprême et rassurante facilité que choisit généralement l’homme de la rue, cédant à l’angoisse et à l’entraînement des masses.  Inge Schilperoord semble s’excuser à chaque page d’avoir choisi un sujet aussi scabreux. Sa générosité, son souci d’humanité sont, toutefois, remarquables, mais on remarquera qu’à notre époque, le souci de l’art reste subordonné à des préoccupations qui sortent de son cadre.



On peut s’amuser à trouver, malgré tout, des points communs entre Jonathan et « Humbert Humbert. » La Tanche est avant tout l’histoire d’une mère abusive, qui a tracé un « cercle magique » autour de son fils, comme dit Kundera dans La Vie est ailleurs à propos de son Jaromil, autre grand névrosé de la littérature. Sa mère le traitant comme un petit garçon, il n’est peut-être pas étonnant que Jonathan soit resté bloqué dans une impossible enfance, et rêve encore d’amours enfantines, qui n’ont plus rien d’innocent… Quant à « Humbert Humbert », Nabokov lui fait faire une fixation sur un amour adolescent inassouvi, contrarié par la mort et par la famille… Traumatisme qui serait à l’origine de son obsession pour les « nymphettes. »

C’est à chaque fois l’obsession de l’éphémère, de l’inassouvissement qui provoque la névrose, matière principale du Romanesque, qu’il se drape de réalisme comme dans La Tanche ou se pare d’humour noir et d’inadmissible poésie comme dans Lolita






lundi 22 avril 2019

mardi 16 avril 2019

L'Heure de Pan - conte de Jérémy Gouty




Que faire quand une journée commence mal ? L’envoyer dans une maison de redressement. C’est chose possible, et je vais le démontrer par cette histoire. Il était une fois deux couples. Deux jeunes couples plein d’ardeur. Deux jeunes blondins vêtus de costume de flanelle grise, et coiffés l’un d’une casquette de golfeur, l’autre d’un canotier,  partis avec leurs maîtresses pour une partie de campagne. Ils s’en allèrent en auto (l’histoire se passe au début du 20ème siècle), dans une forêt pleine de faunes. Ayant garé son dangereux tacot quelque part, n’importe où, Antoine, le plus jeune et le plus hardi des deux gars dit : « c’est ici que nous allons pique-niquer », puis il étendit sur l’herbe une nappe blanche, d’un blanc aussi virginal que les deux donzelles avant qu’il eût ravi leur virginité huit jours plus tôt. Antoine avait choisi un coin fort joli, très pittoresque. Une clairière baignée de soleil, aux reflets jaunes. Il sortit de sa musette une paire de bouteilles de vin, et diverses victuailles : saucisson, fromages, canard entier, lapin, terrine de lièvre… sans oublier une bouteille d’armagnac.
Les quatre mortels déjeunèrent copieusement, et arrosèrent non moins copieusement ce déjeuner, ils sacrifièrent tant et si bien à Bacchus que leurs sens engourdis ne leur permirent pas de faire honneur à Vénus comme ils l’escomptaient. 
Mon histoire ne se déroule pas comme prévu : en effet, les quatre joyeux drilles étaient partis pour une après-midi de libre échange. Les hommes avaient prévu d’échanger leurs compagnes et de faire l’amour en plein milieu des bois. Mais trois partenaires sur quatre étant ivres morts, c’était là chose impossible ou à tout le moins ajournée. Une seule personne sur quatre avait conservé sa lucidité : la compagne d’Antoine, qui n’aimait ni le vin rouge ni l’armagnac, une petit brune au teint pâle, répondant au nom, très mal choisi, de Virginie. Assise sur l’herbe non loin de son amant qui ronflait, Virginie tourna ses petits yeux boudeurs, légèrement bridés, dans la direction de ses deux autres amis, qui dormaient eux aussi. Elle soupira non sans agacement, tout en regardant autour d’elle. C’était une journée splendide ; elle n’allait pas rester assise là, au milieu des reliefs de leur pique-nique imbécile, os de poulet et bouteilles vides.
A défaut de pouvoir faire l’amour, Virginie pouvait très bien se promener autour du lac. Elle se croyait très seule – isolée. Depuis le début, un personnage hors du commun l’observait pourtant.
Elle décida d’aller se promener dans les bois.
Elle n’avait pas fait deux pas qu’elle tomba nez à nez avec un satyre superbe. Il se dressait de toute sa hauteur, sa main gauche, velue et noueuse, appuyée sur le tronc d’un bouleau, la droite posée sur une de ses hanches viriles. Virginie fut frappée de stupeur ; elle n’avait jamais si peu bu, et cependant jamais vu semblable merveille ; le visage de la créature était laid à faire peur, avec son front busqué, proéminant, duquel partaient d’énormes cornes de bélier,  mais séduisant au possible ; jusqu’à la taille, son corps était celui d’un très bel homme, au torse couvert de poils fauves, mais ses jambes, ou plutôt ses membres antérieurs étaient ceux d’un bouc au pelage blond-roux, aux sabots fendus et luisants. Elle s’étonna de ne pas être prise de panique.
- Je ne suis pas le dieu Pan, n’aie pas peur, lui dit le faune qui avait lu dans ses pensées. A peine un de ses lieutenants… Notre ami Pan est loin d’ici en cette heure – il a pris naguère un vaisseau qui le mène vers des contrées inconnues.  
Il avait une voix de basse envoûtante.
- Je ne suis pas le dieu Pan, répéta-t-il, mais je ne suis pas n’importe qui pour autant. Je suis devin, prophète et nécromant à mes heures. Je connais le passé comme l’avenir, et les problèmes du présent ne m’échappent pas pour autant : vous vous ennuyez, mon petit – excusez mes façons d’un autre âge. Sachez-le : moi aussi, je m’ennuie. Les choses ne tournent jamais comme prévu, n’est-ce pas ? Vous pensiez vous envoyer en l’air, pardon, connaître débauche et voluptés dans ce sous-bois, et voila que vous végétez auprès de trois ivrognes. Vous vous sentez exclue, rejetée – inutile. Tout comme je le suis, depuis presque deux mille ans les gens me prennent pour un diable – quand ils ont l’occasion de me voir…
Le satyre s’avachit, en faisant une grimace de douleur. Il s’assit lourdement sur une souche.
- Vous permettez ? Je me sens fatigué, dit-il, et j’ai mal au dos.
Virginie constata que les traits de son visage étaient vieux, flétris. Sa barbe grisonnait. Ses cheveux crépus se faisaient rares autour de ses cornes.
- Depuis deux mille ans on me méprise ou on me hait, reprit-il de sa voix de basse. Au risque de sembler banal, je vous l’avoue : je regrette l’Antiquité. Je fus chassé des temples, comme tant d’autres, à cause de ce Jésus et de son monothéisme, et bientôt je disparaîtrai aussi des toiles des peintres, et des comparaisons des poètes – je ne sais même pas si je resterai longtemps symbole de luxure. La seconde guerre mondiale va bientôt éclater ; elle sera encore pire que la première. Elle balaiera tous les symboles, et moi avec eux.
Virginie sentit monter la colère en elle. C’est bien ma veine, se dit-elle. Pour une fois que je rencontre un satyre, il faut qu’il soit ennuyeux comme la mort.
Le satyre lui dit : - Je le sais, tu as vingt ans, et mes discours ne t’intéressent pas. Tu as quitté ces trois cadavres qui puent le vin, et tu te retrouves à converser avec un diable, au milieu d’un bois. Ne me prends pas un idiot, je ne l’ai pas oublié : pour l’instant nous sommes encore en 1900 et quelques, et tu es à croquer avec ton chapeau à fleurs ! Viens sur mes genoux, ma petite fille.  
Virginie recula : le satyre était devenu repoussant, avec ses mamelons hérissés, son sourire et ses dents jaunes. Il avançait vers elle une main griffue ; l’autre s’appuyait sur un gourdin, surgi on ne savait d’où, autour duquel s’enroulait un hideux serpent.
Virginie voulut hurler, tant le reptile la dégoûtait ; elle n’en eut pas la force. Sa tête moulinait soudain comme si, elle aussi, avait bu la moitié d’une bouteille d’armagnac ; elle eut une absence, le temps d’une minute son esprit s’en alla errer quelque part, loin de son jeune corps ; pendant ce temps le faune se transforma en un beau jeune homme au nez busqué, aux oreilles en pointe assez bien dissimulées sous un chapeau haut-de-forme, et vêtu d’une élégante redingote noire. Agitant une canne à pommeau d’argent, il offrit son bras à la jeune et sotte Virginie dès qu’elle revint à elle.
- Je vous aime, dit celle-ci. Je n’ai jamais vu d’homme aussi attirant que vous l’êtes.
Le faune répondit sans fausse modestie, en se frisant les moustaches :
- Je ne compte pas te raconter d’histoires ; notre différence d’âge est prodigieuse. Tu as vingt ans ; j’en ai deux mille trois cents. Cependant si j’ai l’air d’un pauvre diable sylvestre, je suis châtelain. J’ai des serfs ; je règne sur un peuple de nymphes et de faunes de second rang. Cependant je te préviens : si tu veux t’unir à moi il te faudra m’accepter pour tyran absolu. Hors de question de me désobéir sur mes terres. Quiconque vit sur mes terres doit rendre hommage à Priape. Si tu pars avec moi tu ne reverras jamais tes amis.
- Ce ne sont pas mes amis. Je les fréquente par désœuvrement. J’étais saoule quand je me suis offerte à cet Antoine. Il m’a fait boire, et m’a quasiment prise de force ! Je le méprise…
- Ne dis pas de mal de cet Antoine. Il eût fait un adorateur convenable du dieu Pan. Il s’abandonne aux dieux, et c’est tout. En ce moment même il est sous l’emprise de Dionysos, quoiqu’en disent les adorateurs de la sainte trinité.
Virginie, sans répondre, tendit ses lèvres au faune. Après un long baiser, suave et âpre à la fois, qui grisa complètement la jeune femme, le faune l’avertit :
- Mes lèvres t’ont affolée, à tel point que tu n’aimeras plus jamais aucun autre homme ? Eh bien sache-le, tu dois oublier promesses et jalousie. Mon appétit sexuel est insatiable. Je règne sur un harem de nymphes-courtisanes, qui me sont dévouées comme des esclaves. J’ai de nombreuses favorites. Depuis longtemps je rêve de prendre une mortelle pour femme, afin d’apporter un peu de sang neuf à ma vieille race. Si tu me prends pour époux, sache-le : c’est un engagement définitif.
Virginie et son nouvel amant montèrent dans une calèche décapotable, tirée par une sauterelle géante. Le faune saisit les rênes attachées à ses mandibules. Virginie remarqua que tout autour d’eux avait grossi : les champignons mesuraient dix mètres de haut ; bolets de Satan, amanites, ils étaient hauts comme les tours de quelque molle cathédrale. Le moindre brin d’herbe avait acquis la hauteur et la solidité d’un arbre plusieurs fois centenaire. Virginie s’accrocha aux épaules du faune, qui ricanait de vanité en fouettant la sauterelle. Leur attelage s’envola, emporté par les ailes puissantes de l’insecte, qui devint une sorte de chimère, chatoyante et cyclopéenne comme le Socialisme. Ils traversèrent la voie lactée. Les nuages eux-mêmes, la stratosphère ne fut plus qu’un tapis cotonneux, filandreux, des milliards de kilomètres plus bas, au fond d’un abîme. Des milliers de planètes, d’étoiles, de comètes scintillèrent, puis ce fut le néant de la nuit noire et sans lune, et puis une aube diaprée, enfantine et rose caressa les paupières de Virginie qui s’assoupissait à cause d’un froid subit, venu des nuages qui renaissaient, soufflés par un dieu versatile.  
Quand elle se réveilla, la calèche du faune s’était transformée en un fiacre, une diligence tirée par deux chevaux noirs, qui trottaient sur le pont-levis d’un château. Le Satyre était devenu un adolescent de quinze ans, à pieds de bouc dépassant d’un frac de noceur. Son visage désormais rose et imberbe luisait d’orgueil, mais on le reconnaissait à ses yeux, qui avaient toujours deux mille trois cents ans.
- Ici je suis à la fois Dieu, le Roi et le Peuple. Clergé, Noblesse et Tiers-Etats. Le Pharaon ! Tous ces gens sont mes esclaves. De vulgaires satellites, qui tournent autour du soleil que je suis, et qui pourrait te brûler les yeux ! Des simples émanations de mon Moi tout-puissant. Des fantasmes.
Il était descendu du fiacre, avait tendu sa main gantée à Virginie et lui désignait en parlant tout un peuple de faunes-larbins accourus autour d’eux dans la cour du château.  
- Quand serai-je tienne, mon seigneur ? lui demanda Virginie qui commençait de nouveau à s’ennuyer – ce soi-disant satyre faisait un tas de beaux discours, ne cessait de radoter, mais tardait un peu à se décider à lui faire l’amour…  
- Je te prendrai pour femme demain, sous l’autel de Priape, déclara le cousin du Dieu Pan et, agitant sa cape noire que sa fiancée n’avait pas remarquée, il disparut. Un instant après elle se vit entourée d’une centaine de nymphes aux yeux malicieux, et aux cheveux rouges piqués de fleurs des champs.
- Nous sommes tes suivantes, lui dirent-elles avant de la conduire à l’intérieur du château, puis dans une chambre somptueuse – la Chambre de la Reine…
En un clin d’œil Virginie se retrouva complètement nue, entourée de ces jeunes filles aux yeux verts si envoûtants qui n’étaient guère plus habillées. Sa robe, ses bas, son corset, tous ses colifichets féminins jonchaient le sol. Elle crut que des plaisirs d’un genre homosexuel ou, comme dit le poète : saphique, l’attendaient. « Pourquoi pas », se dit-elle. « Au moins il se passera quelque chose. » Mais non ! Les suivantes firent sa toilette, oignirent son corps d’huiles savoureuses et de parfums musqués, avant de le revêtir d’une robe blanche qui la faisait ressembler à une jeune prêtresse gauloise.
Quand elle se vit dans la glace - dans le somptueux miroir  au cadre d’or qui trônait au milieu de la chambre-, entourée de toutes ces rouquines aux sourires ambigus, Virginie se trouva merveilleuse. La plus âgée des suivantes – dix-huit ans à peine –mit la touche finale à son déguisement : elle s’approcha de Virginie et ceignit son front d’une couronne de violettes qui, se détachant sur ses cheveux noir corbeau, fit d’elle une véritable druidesse. De gratitude, Virginie l’embrassa sur la bouche, puis elle se dit : « Je devrais faire faire mon portrait ainsi. Une ou deux marguerites de plus dans les cheveux, peut-être… Antoine connaît justement un peintre, ce garçon qui a son atelier près de l’Étoile, il est charmant, il nous ferait un prix d’ami – ou plutôt non, j’exigerai d’Antoine qu’il me présente enfin ce photographe, si joli garçon avec ses moustaches noires – cet ancien graveur, cet artiste-peintre devenu photographe, je crois – il pourrait faire quelque chose de ravissant, j’en suis sûre ! N’est-ce pas lui qui a créé ce spectacle de lanterne magique, l’hiver dernier ? Une véritable féérie ! Tout le monde en parlait dans Paris. A moins qu’il ne s’agisse de cinématographe… »
Pendant que son esprit batifolait ainsi, les nymphes conduisirent Virginie au pied d’une statue de Priape colossale, qu’on avait élevée dans un petit bois non loin du château. Virginie remarqua distraitement l’idole, qui mesurait douze mètres de haut, et son énorme sexe de plâtre érigé qui semblait défier le ciel.
Les nymphes qui s’étaient pris la main dansaient une ronde en chantant des couplets bizarres, dans une langue que Virginie ne comprenait pas, autour de la statue - et aussi autour de Virginie qui restait au pied de la statue. Elle en avait le tournis… Plusieurs silènes portant, pour tout vêtement, des feuilles de vigne, et une grappe de raisins ou deux derrière les oreilles, rejoignirent les nymphes en se dandinant. Ils jouaient du tambourin tout en dansant, et leurs gestes gracieux évoquaient la danse des hippopotames au fond des marais africains. Une lune de printemps luisait au milieu du ciel pâle, au-dessus de Priape et de son sexe géant.
Soudain la musique s’arrêta. Les danseuses et leurs hideux cavaliers se dispersèrent. La principale camériste de la « reine », celle qui l’avait coiffée d’une couronne de fleurs, s’approcha d’elle, portant une amphore et une coupe, déjà remplie de vin.
Virginie prit la coupe qu’on lui tendait dans un silence solennel, et elle but avidement. Le vin était délicieux. Elle l’avala presque d’une traite, et rendit la coupe vide à la nymphe, qui lui sourit. Ce sourire à la fois aimant, amical et affreusement ambigu mit Virginie très mal à l’aise. Elle détourna les yeux du regard de la nymphe. Ce faisant, elle aperçut plusieurs petits pâtres, qui s’approchaient de la statue, menant deux jeunes boucs. Soufflant et crachant, l’air ambigu, la barbiche frémissante, les deux bêtes suivirent les jeunes garçons à contrecœur jusqu’au pied de l’idole, où les attendait un beau jeune homme au visage austère, portant une toge et tenant une serpe dans sa main droite... Aussitôt que le premier bouc fut assez près, le jeune homme saisit, de sa main libre, une des cornes de l’animal, le forçant à tourner la tête, et il l’égorgea d’un coup de serpe magistral. Un jet de sang rouge éclaboussa le torse imberbe du sacrificateur, et le marbre blanc du socle sur lequel s’élançaient Priape et son gigantesque phallus, probablement depuis des siècles.
Virginie ferma les yeux et frissonna, en faisant une grimace qui chiffonna son joli petit nez. Le deuxième bouc subit le même sort, mais il eut le temps de bêler avant de rendre l’âme…
- Pourquoi diable a-t-il fait ça ? dit la jeune femme dégoûtée.
- Il a consacré ton lit nuptial, ma reine, répondit la nymphe avant de se retirer, avec sa cruche et la coupe vide : le Roi - le Satyre en personne - venait d’arriver, et se dirigeait d’un bon pas – le sabot triomphant- vers sa future épouse.
Tous les assistants : nymphes et silènes, sans oublier les pâtres, et le bourreau des deux boucs, se prosternaient jusqu’au sol.  
Virginie ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’ils en faisaient tous un peu trop. Elle s’étonnait, aussi, un peu choquée, un peu dégoûtée par ce que la nymphe venait de lui dire. S’imaginaient-ils vraiment, tous, qu’elle allait faire l’amour ici, sur cette herbe toute poisseuse du sang des deux boucs, près des cadavres puants des animaux en question ? C’était dégoûtant et absurde.
Le Satyre avait retrouvé son visage, et un corps de faune dans la force de l’âge. Il était plus beau et plus effrayant que jamais. Il exhibait des jambes de bouc laineuses, un torse digne de l’Hercule Farnèse, des biceps volumineux, et surtout un visage de vieux beau, de type oriental, au front bombé, d'où s'élançaient toujours ses deux cornes à la fois conquérantes et tordues.
- Etends-toi, ma reine, lui dit-il, sur ton lit nuptial.
- Nous allons vraiment nous aimer… devant tous ces gens ? Ma foi, pourquoi pas. Après tout, Je suis venue au bois avec Antoine pour m’encanailler, dit la jeune femme dont la tête recommençait à tourner, tout à fait comme le manège de chevaux de bois du mari de sa tante à Meudon, qui jouait une musique lancinante sur son accordéon.
- Je me sens fatiguée, subitement… balbutia-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’arrive.
La nymphe avait, semble-t-il, versé un narcotique puissant dans son vin. Virginie oublia son dégoût ; elle obéit machinalement au satyre. Faible à en mourir, elle alla s’étendre aux pieds de la statue, là où la conduisit la nymphe-échanson, revenue pour la soutenir. Virginie était si lasse qu’elle eût dormi n’importe où. Allongée sur l’herbe souillée de sang, la tête un peu appuyée sur le marbre du piédestal, elle ne songeait même plus aux charognes toutes proches, et fumantes, des deux animaux sacrifiés. L’ombre du Satyre, son futur époux, s’étendit sur elle, et alors elle comprit tout. Antoine lui avait parlé, plus d’une fois, des sacrifices commis par les Païens autrefois. 
Le Satyre s’avançait donc. Elle voyait ses narines en contre-plongée.
« Tu ne survivras pas à cette étreinte, lui dit-il. Je t’ai choisie pour te donner en offrande à Priape – sois-en fière, c’est un honneur ! C’est moi qui  t’ai attirée dans ce petit bois. J’ai lancé un sortilège à tes amis et à ton souteneur pour qu’ils s’endorment – ça ne t’a pas semblé bizarre, idiote, que de tels noceurs s’écroulent après quelques verres ? »  
Virginie, que l’angoisse gagnait, se sentait si faible qu’elle ne pouvait pas faire un seul mouvement, ni articuler un seul mot. « Antoine n’est pas mon souteneur, espèce d’ignoble personnage » aurait-elle voulu dire. Mais ses paupières comme sa langue étaient lourdes, aussi pesantes que le corps du Satyre, lequel, fouillant sous sa robe avec ses mains griffues, lui souffla au visage :
- Aucune mortelle ne peut s’unir à moi sans y rester. Toutes mes amantes furent des déesses. Ce n’est pas avec une faux, ou une serpe, ou un scalpel comme Jack l’Eventreur, que je vais te tuer mais avec ceci !
Virginie sentit qu’une douleur affreuse allait venir, entre ses cuisses. Elle fit un effort surhumain et sortit enfin de sa torpeur, en poussant un hurlement !
Virginie se dressa sur son séant, à demi suffoquée par la peur. Elle vit, autour d’elle, le petit bois de bouleaux qui n’avait pas changé, la clairière, et ses amis qui ronflaient. Antoine, tout près d’elle, dormait la bouche grande ouverte, dans une position ridicule, le veston entrouvert sur son fameux gilet brodé. Sa respiration était lourde, pénible, ses lèvres tachées de vin sous les moustaches blondes. Il était laid et grotesque ainsi, mais Virginie fut heureuse de le voir.
L’après-midi était bien avancée. Des corneilles et une ou deux pies passèrent, en crossant, juste au-dessus des arbres. Virginie, un peu hagarde, quitta des yeux son homme en poussant un petit soupir encore. Deux ou trois mètres plus loin, Agathe et Hippolyte dormaient toujours, eux aussi, comme des bébés, débraillés, enlacés mais ivres morts. Le canotier d’Hippolyte reposait bien sagement sur l’herbe, tranquille et incongru comme son propriétaire, sa couleur jaune répondant à celle des petites marguerites qui poussaient tout autour. Les bouteilles vides, les restes du repas, os de faisan et pot de confiture ouvert, autour desquels un essaim de mouches vertes et une guêpe ou deux vrombissaient s’étalaient toujours un peu partout…
Virginie secoua violemment son Antoine, qu’elle trouva lourd. Il se réveilla, et elle lui dit : - J’ai fait un affreux cauchemar. Celui-ci, un peu hébété d’abord, se ressaisit et, sans lui répondre, essaya de l’embrasser. Virginie le repoussa et lui dit : - Ramène-moi immédiatement à Paris. Il est hors de question que je me prête à vos jeux érotiques pervers. Si tu es prêt à m’échanger pour une autre avec un de tes amis, peut-être qu’il vaut mieux que tu me quittes, à tout jamais, immédiatement. En tout les cas c’est hors de question. Ramène-moi à Paris.
Haussant les épaules puis s’étirant, l’ami Antoine, qui se sentait vaguement nauséeux mais avait assez cuvé son vin, lança quelques vives plaisanteries en se tournant vers ses amis qui dormaient encore. Hippolyte s’éveilla, les deux hommes rirent bruyamment, burent quelques gorgées d’armagnac pour soigner leur gueule de bois, puis la mauvaise humeur de Virginie et leur propre fatigue les convainquirent de reprendre leur automobile pour rentrer à Paris.
Antoine, Virginie et leurs compagnons n’étaient, de tout manière, plus en état de faire l’amour.
Antoine et Hippolyte, qui était son mécanicien, firent démarrer l’auto à grand-peine. Elle partit en pétaradant, chargée des deux messieurs et des femmes qui gloussaient de nouveau, en se disant que ce n’était que partie remise.
Quelque part derrière les arbres, un vieux satyre les regarda s’éloigner en ricanant.


 




mardi 9 avril 2019

La Bouche d'un revolver ou les pieds de la Croix - nouvelle de Clément Gouty





Une journée de plus écoulée. Ou une de moins. Ça dépend dans quel sens on regarde. 24 heures de moins vers l'issue fatale et inévitable de toute vie. Une journée de plus sur le seuil du mensonge, à grimacer sur les tréteaux de la grande comédie humaine. J'avais choisi d'y être figurant pour me donner bonne conscience : moins de dialogues, moins de simagrées. Mais ça ne changeait rien en vérité, l'essentiel étant de participer comme le disait Coubertin.
A quoi avais-je consumé ma vie ? A laisser passer des chances, à courir après des trains...
Au milieu des aigreurs terminales, et des prostitutions multiformes, je voulais garder la fraîcheur d'une pucelle en écoutant les jérémiades et en épongeant les larmes sincères. Peine perdue.
Il fallait en finir avec ces ombres.
Le spleen n'est plus à la mode, avait clamé la chanteuse. Les armes à feu, elles, le redevenaient.
J'avais un ami gendarme. Il s'entraînait au tir dans un stand privé, en dehors de son service. De quoi me donner des envies.
Se jeter du toit du monde ou mettre le feu à sa cervelle ? 
J'avais pensé aussi au monastère pour une sortie en douceur...
Les monastères sauveront le monde... Ils sont inutiles à ses yeux, permettent d'en sortir sans effusion de sang... Rendre déjà à Dieu la vie qu'il nous a donné, sans détruire son cadeau. Mais nous étions au temps du jetable, de l'obsolescence programmée. Pas question de réparer une  machine défectueuse,  il fallait la mettre à la casse. Euthanasier les vieux, avorter les handicapés, et en finir avec le désespoir dans des éclats hollywoodiens. Mourir, pas gémir. Gémir, pas prier. Ne pas se faire prier, et quitter la scène les armes à la main. Les retourner contre soi. Il ne fallait pas haïr l'autre, mais la haine de soi était permise. J'étais mon propre exutoire. 
Oserais-je être ringard? Il fallait pour cela plus de courage que pour se faire sauter la cervelle. Nager à contre-courant dans les eaux du Sheol; pas donné à tout le monde. 
Mais il y avait le grégorien. Et la beauté sauvera le monde, disait Dostoïevski.
Et elle m'a sauvé. Désormais j'attends d'être rappelé par mon créateur en patientant au fil des heures, en chantant avec les autres. J'ai repris le combat, j'ai osé le 'Oui' je suis rentré à l'abbaye.


Biographie

Mon prénom, Clément,  fut celui de nombreux papes.  Mon nom, Gouty, est d'origine latine. Je suis trois fois romain, gallo-romain par ma race, gréco -romain par ma culture et catholique romain par ma foi. Rien d'étonnant alors à ce que mes premiers textes publiés sur ce blog aient pour thème Rome, la ville éternelle. Dans mes autres textes , on pourra parfois entrevoir aussi des lueurs d'éternité, car pour moi l'écriture est liée à la mort. Sinon , pourquoi noter ? on pourrait se contenter de parler…






vendredi 5 avril 2019

Tableau de chasse - conte érotique de Françoise Urban-Menninger









































Les équinoxes sont-elles propices à l’amour ou du moins à plus d’amour ?
C’est ce que prétendait Isabelle, mon amie, ma sœur de toujours. Plus gaie, impavide, les yeux rieurs, elle brûlait à ces époques d’une ardeur qui l’embrasait de clartés nouvelles.
Un rien déclenchait  en elle une myriade de sensations qui la menaient à l’extase.
Le simple frottement de la lanière de son sac sur le bout de l’un de ses seins suffisait à faire fulgurer au fond d’elle-même des ondes de désir.
L’innocent et fugace frôlement d’une main sur la sienne avait le pouvoir de la faire basculer sur un canapé, toutes cuisses dévoilées sur un sexe déjà humide, prêt à être sur-le-champ honoré  plutôt deux ou trois fois qu’une !
Dans la rue, elle appelait tous les hommes du regard, voire de ses vœux...Du moins ceux qui connaissaient ce langage-là et ses contraintes…
Contrainte ! Voilà un vocable qu’elle affectionnait car contrainte, elle adorait l’être !
Quoi de plus délicieux que cet aveu des yeux qui prennent appui sur vos propres yeux et se glissent avec indiscrétion jusqu’au fond de votre âme...Ou plus exactement jusqu’au tréfonds de vousmême...Qu’il était doux de sentir sourdre les larmes du plaisir de l’écrin le plus intime qu’il fût... Qu’il était fou de se laisser conduire les paupières fermées sur un lit pour y être prise assise, les jambes arrondies en fer à cheval autour des hanches de l’amant qui vous fouaillait au rythme régulier de ses coups de butoir.
Jouir, voilà un verbe gai et plaisant ! Mais éprouver cette jouissance, quelle aventure autrement excitante… Et d’un amant à l’autre, Isabelle entreprenait cette quête insatiable toujours renouvelée pour son plus grand bonheur !
Elle reconnaissait les yeux clos, les mains expertes d’un garagiste qui la faisait démarrer au quart de tour pour la laisser pâmée, encore secouée de spasmes convulsifs, dans l’odeur enivrante de cambouis et d’essence.
La main massive du bûcheron la faisait frissonner et trembler comme l’arbre avant la cognée et ses cuisses largement fendues accueillaient avec ravissement le tronc qui la travaillait avec la précision d’un métronome.
Du peintre en passant par le musicien, le plombier ou même son dentiste, Isabelle avait ainsi fait le tour de toutes les professions usuelles et cela dans leur aspect le plus intime !
Cependant, il manquait à ce tableau de chasse, un chasseur, justement !
Cet automne déjà fort avancé et roussi plus vite qu’à l’accoutumée, les cerfs en rut emplissaient de leur brame les bois tout entiers aux abois. Isabelle séduite par l’atmosphère sensuelle et sauvage qui émanait de la forêt, marchait sur un tapis de feuilles d’or, tous les sens en émoi, dans la lumière qui la nimbait.
Le brame puissant d’un cerf déchirait les limbes d’un air lourd et saturé quand Isabelle sentit avec force monter en elle cet appel irrésistible qu’elle ne connaissait que trop bien.
A l’orée d’une clairière, elle rencontra trois chasseurs….
La croupe tournée vers le soleil couchant, elle leur fit fête et reçut avec reconnaissance leurs multiples hommages. Après que l’un l’eut forcée debout, encore cambré dans ses bottes, un autre la reprit en levrette, couchée sur une litière de feuilles de chêne.
Le troisième, elle l’accueillit à croupetons, sa fente brûlante obligeamment offerte à la lame qui profondément la saillait et la fourrait. Leur accouplement coïncida si bien avec celui d’une biche que le râle du chasseur se confondit avec le brame du cerf en une longue et unique plainte qui monta crescendo vers le ciel.
Quand Isabelle, assouvie et comblée, quitta la clairière, la lumière avait encore décliné jusqu’à obscurcir ses pensées dépenaillées.
L’équinoxe d’automne approchait de son terme...Mais Isabelle savourait par avance celle du prochain printemps…
Au fait que valait la plume d’un écrivain, aussi futile soit-il ?




Adieu collines - poème d'Estelle Sciortino

Dans de grands champs de visions, je chassais l'élan Sûre qu'un jour, mon nom se pendrait à l'horizon Je me disais...