Selma était belle et je
l’enviais. Ses boucles noires tombaient sur ses épaules brunes, ses yeux d’un
bleu profond étaient soulignés par des cils noirs, épais et longs. Ses lèvres
épaisses étaient toujours maquillées d’un rouge sombre. Elle avait un port altier
et était sûre d’elle –si sûre d’elle que ça énervait les hommes, qu’elle
dominait de son rire placide. Elle était douée : au lycée personne ne venait à
bout de ses dissertations : ses phrases denses et soignées contenaient un
savoir qu’elle avait développé durant des heures souterraines, dont j’ignorais
l’emplacement, moi qui la voyais si souvent.
Ses muscles saillants
fortifiaient la beauté de son corps : sa taille était fine mais son ventre dur.
Lorsqu’elle courait elle n’écoutait plus ni son cœur qui battait trop vite, ni
son souffle qui s’épuisait, ni ses jambes qui lui faisaient mal, ni ses pieds
qui heurtaient le sol dans un bruit de ventouse. Non, elle courait et son corps
pouvait trembler, sa tête être presque prête à exploser, balayée d’une douleur
lancinante, son visage pouvait ruisseler de sueur ou de larmes, elle n’y
pensait pas, elle ne pensait qu’à battre son propre record.
Elle était fière et
n’avouait jamais ses peines. Même à moi, son amie la plus proche, elle ne les
déversait pas en refrains plaintifs. Elle ne semblait pas avoir de douleurs
secrètes, lorsqu’elle désirait quelque chose, elle l’obtenait. Et si elle ne
l’avait pas eu, elle taisait son audace déçue si fort qu’elle devenait
inaudible, inodore, invisible. Et personne ne connaissait ses failles.
Je l’imaginais dans de
multiples professions, mais toujours elle était reine, dominait. Je prévoyais
son succès avec jalousie mais surtout avec toute l’admiration que son amitié
nourrissait en moi. Je l’aimais tellement.
J’aimais son rire sec, ses
réflexions parfois âpres et son excentricité dans sa perfection. J’aimais le
fait qu’elle soit aussi extravertie, j’aimais ses réflexions étranges et nos
conversations philosophiques sans références aucune, et nos références sans
fond. J’aimais notre snobisme adolescent. Nous gravitions dans un monde que
nous avions créé et que personne n’aurait crevé. Nous avions des fantasmes de
fuites, que nous élaborions ensemble. Nous voulions nous enfuir si loin, nous
voulions nous enfouir ailleurs. Nous étions unies et pour les autres et,
parfois, nous n’étions plus personne.
Mais elle nous réintégrait
toujours dans la société. Elle s’intéressait à chaque personne, avec une
supériorité suffisamment simulée pour qu’elle passe inaperçue auprès des plus
bêtes et qu’elle amuse les plus observateurs. Grâce à elle, je connaissais tout
le monde. A cause d’elle, tout le monde me connaissait. Je l’aimais et ne
pensais pas qu’un jour cette amitié pourrait s’arrêter. Je la voyais sans fin,
comme ma vie dans mes espoirs déments, m’accompagnant comme mon pauvre corps
qui ne cessait d’enfler. Je ne savais pas ce que j’étais sans elle, je n’avais
jamais existé sans elle. Mes premiers souvenirs dataient d’après notre
rencontre. Elle avait évolué en moi plus qu’avec moi, elle m’avait si
profondément influencée que je n’avais plus d’identité propre. Je l’avais si
souvent fait changer d’avis qu’elle était devenu le miroir de ce que je croyais
qu’elle était, de ce que je voulais qu’elle devienne, de ce que j’aurais aimé être.
Elle ne pouvait vivre sans mon admiration, je ne pouvais penser sans ses
réflexions.
***
Mais le temps a passé et à
mesure que nous grandissions, que nos poitrines se formaient, que nos corps se
couvraient de poils que nous tâchions de supprimer non sans douleur, à mesure
que nous commencions à nous détester nous-mêmes, nous nous mîmes à nous quereller
entre nous. Un agacement produit par ses habitudes, une nouvelle amitié dont
elle était jalouse et déjà, nous n’étions plus si proches.
Mais elle revenait toujours.
Et nous nous connaissions encore.
Brusquement, nous nous
sommes éloignées. Nous avions seize ans. Elle était grande et belle mais elle
s’est recroquevillée. Sa voix s’est faite plus douce, presque imperceptible.
Ses yeux sont devenus grands, noirs de peur, embués de larmes. Ses joues se
sont creusées, ses muscles ont fondu. Elle est devenue un petit tas de terre,
qui avait trop honte pour oser parler, trop peur pour sortir de chez lui. Elle
n’a plus étudié, elle préférait rester seule, allongée sur son lit, à
contempler son plafond en comptant les lézardes puis à se lézarder le corps à
coup de couteau.
Tout le monde voyait sur son bras les
coupures et ça nous lacérait l’âme comme ça lui lacérait le bras mais nous
n’osions rien dire. Nous faisions comme si nous n’avions pas vu, nous n’en
parlions même pas entre nous. A mesure qu’elle s’assombrissait, nous
l’oubliions. Elle cherchait à se cacher derrière son ombre et nous plissions
les yeux pour ne plus la voir. Pour ne plus voir ce tas de douleur, pour ne pas
avoir honte de ne rien faire. Et nous la rejetions –autant qu’elle se rejetait
elle-même. J’aurais pu la sauver, mais
j’ai fait comme les autres. Je l’ai ignorée. J’ai continué ma vie sans elle-
alors qu’elle avait été omniprésente, alors qu’elle avait contribué à bâtir mes
seize premières années, alors que je savais que je ne trouverais pas mieux
qu’elle, que je ne pourrais partager avec personne tout ce que nous avions
partagé, et les projets que nous avions nourris ne sortiraient jamais de terre.
Lorsque je lui parlais –pour des raisons
pratiques-, un immense malaise s’installait. Elle n’était plus la même. Je la
voyais mais je ne la reconnaissais pas. Et je sentais ses yeux me dire : «
Je veux mourir » et sa voix qui prenait parfois un ton acerbe à mon égard, qui
sous-entendait : « Et tu ne fais rien. » Lorsque je m’endormais, parfois,
je pensais à elle et je pleurais. Je ne voulais pas qu’elle meure. Mais elle
était déjà morte. Ce qui avait survécu n’était pas ce que je connaissais. Ce
qui avait survécu ne me concernait pas.
Le 19 septembre de notre
année de première, Selma est morte. Elle ne reviendrait plus. Ce fantôme que je
voyais errer dans les couloirs, ce n’était pas elle. Ce cancre qui ne
connaissait plus rien, ce n’était pas elle. Cet être asocial qui n’osait plus
parler et qui était si maladroit quand il le faisait, ce n’était pas elle. Ces
rivières de honte, cet océan de douleur qui émanait d’elle, ce n’était pas
elle. ________________________
Des cauchemars me prenaient,
je me réveillais en sang, en sueur et en larmes. Meurtrie par les blessures que
je m’étais faites pendant mon sommeil, avec un couteau qui traînait par hasard
sur ma table de nuit. « Tu as lâché les chiens sur moi. » La voix de Selma résonnait
dans ma tête. Je n’arrivais plus à dormir. ___________________
Lorsqu’on me demandait où
elle était, pourquoi nous n’étions plus ensemble, je baissais les yeux. Je
disais que nous nous étions éloignées. Je ne pouvais pas dire que nous nous
étions fâchées. Je ne pouvais pas expliquer que je l’avais abandonnée. Je ne
pouvais même pas me l’expliquer.
-Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? ---------------
Un soir, elle est arrivée
chez moi, recouverte de pourpre. De sa mâchoire coulait du sang. Elle avait
changé. Elle se tenait droite. Et son teint, quoiqu’un peu sombre, avait des
allures de victoire.
-Je les ai tués.
Je ne compris pas. Je ne
voulus pas comprendre. La vérité était enfouie en moi depuis toutes ses années,
elle explosa.
Et, placidement elle,
commença. Le récit du 19 septembre. ------------
Selma : Un soir. Nous
rentrions du lycée et…
Moi : Oui.
Selma : Tu ne m’as pas
aidée.
Moi : Je sais. Nous
rentrions du lycée et…
Selma : Ils sont venus.
Moi : Deux hommes.
Selma : Ils étaient grands
et forts.
Moi : Mais toi aussi.
Selma : Oui. Mais pas assez.
Moi : Ils se sont jetés sur
toi.
Selma : Non. Tu les as jetés
contre moi.
Moi : Quoi ?
Selma : Alice ! Ils se sont
précipités vers toi mais tu n’as pas voulu. Tu t’es débattue. Tu leur as dit :
« Partez ! » Mais ils ne voulaient pas. Ils étaient avides. Voraces. Assoiffés.
Ils continuaient à te toucher mais tu ne voulais pas. Alors tu les as mordus.
Moi : Ma mâchoire me fait
encore mal.
Selma : Mais ça ne suffisait
pas. Ils te voulaient encore.
Moi : Oui. Alors…
Je me tus. Le sang arrivait
à mon cerveau. Mes joues me brûlaient. Un bruit sourd se répandit dans mes
oreilles. Je fus aveuglée une seconde. Mon souffle se perdit. Je crus défaillir
mais je restai debout. Encore. Encore debout.
Moi : Alors je leur ai dit…
Je ne peux pas le dire. Je
voulu baisser les yeux mais elle soutint mon regard. De sa voix froide, elle me
dit :
-Tu leur a dit : « Allez la
voir . »
Je criai :
-Tu ne peux pas
dire ça ! Ce n’est pas vrai !
Je tombai à ses genoux. En larmes. Je
m’accrochais à ses genoux cagneux, je tentais d’embrasser ses pieds, que je
lavais avec mes cheveux.
-Tu ne te laveras pas de ta
faute ainsi.
Elle était toujours calme. Tellement
calme que cela me glaçait. C’était la vérité. Elle ne mentait pas. Elle écrasa
son pied sur mon visage. Je me redressai.
-Tu me le paieras
de toute manière, un jour où l’autre. Tu
me le paies déjà par la culpabilité qui pèse sur toi. Je te vois diminuer d’un
jour à l’autre, Alice. Je te vois lorsque tu ne me vois pas. Je sais que je te
fais peur. Elle rit.
-Selma. Je te connais. Je te connaissais.
-Alors pourquoi as-tu fait
ça ?
Silence.
Selma : Car ce n’est pas
fini. Ils se sont péniblement retirés de ton corps et ils se sont approchés de
moi.
Moi : Ils n’ont pas pénétré
mon corps.
Selma : Non. Leurs mains
sales se sont juste frottées sur tes os.
Moi : Oui. Mais ils se sont
approchés de toi et…
Selma : Tu ne peux pas le
dire ?
Silence.
Selma : Si tu ne peux pas le
dire alors, très bien.
Elle hurla :
- Très bien ! Je le dirai
moi ! Au nom de notre amitié. Au nom des projets que nous avons fait et que
nous ne ferons plus jamais ! Au nom des heures passées avec toi à éplucher ton
mal-être, au nom de la peine que tu as su lire en moi lorsque je ne l’avouais à
personne, au nom de notre amitié, Alice, je le dirai. Puisqu’il faut le dire.
Puisque la vérité doit éclater car sinon elle bouillira en toi et te pourrira
lentement chaque muscle, jusqu’à ce que tu ne puisses plus en utiliser aucun.
Ils sont arrivés. Ils se sont approchés de moi, d’abord timidement. Puis le
premier.
Moi : Tu ne diras pas ça.
Selma : Puis le premier…
Moi : Tu n’en parleras pas !
Je pleurais.
Selma : Le premier
a mis sa main sous mon haut. Il a caressé mes seins, lentement. C’était presque
agréable.
Moi : Arrête !
Elle rit.
Selma : C’était
presque agréable. Puis il a déchiré mes vêtements. Le deuxième aussi. Et ils m’ont pénétrée.
Moi : Arrête.
Selma : Ils m’ont pénétrée
et j’ai eu mal. J’ai eu tellement mal et tu nous regardais. Tu n’as rien dit.
Moi : Selma, je t’en
supplie… Arrête !
Elle rit.
Selma : Et quand tout ça fut
fini, quand je ne pouvais plus m’assoir tellement j’avais mal, quand mes jambes
et mes bras étaient couverts de bleus et les leurs de morsures, tu es partie.
Moi : Selma…
Selma : Mais avant de
partir, tu as fait quelque chose.
Moi : Selma…
Selma : Tu t’en souviens,
n’est-ce pas ?
Moi : Selma… Arrête !
Selma : Tu t’en souviens de
ce que tu as fait !
Moi : Non.
Selma : Si.
Moi : Non, Selma, je t’en
supplie, ne parle pas de ça.
Selma : Je le ferai ! Puisque tu as oublié, je le
ferai ! Je baissai les yeux. Elle prit mon visage entre ses mains et le
redressa.
Selma : Regarde-moi.
Moi : Je ne peux pas.
Selma : Tu ne veux pas.
Moi : Selma, je sais.
Selma
: Tu as rigolé.
Silence.
Selma : Ils m’ont violée et tu as rigolé.
Elle l’avait
presque crié. Son ton était victorieux et fier.
-Tu es partie. Tu m’as laissée
seule, et sale, avec mes vêtement qui n’en étaient plus, avec mon corps qui
n’en n’était plus un et qui de toute façon ne m’appartenait plus, qui ne
m’appartiendrait plus jamais, dont je ne voudrais plus jamais, tu m’as laissée
avec mes larmes qui m’inondaient, tu m’as laissée avec mes peines.
Moi : Mais ta peine était
déjà là, Selma ! Toutes ces années, ta peine était là, cachée, tapie derrière
ton sourire et tu l’ignorais. Je t’ai connue enfant, Selma. Je t’ai connue
violente.
Selma : Et alors ? elle était partie.
Moi : Je sais.
Selma : Alice,
pourquoi? Pourquoi m’as-tu fait ça ?
Je voulu la prendre dans mes
bras. Elle recula.
Selma : Ne me touche pas !
Moi : Je ne peux pas me
l’expliquer. J’ai eu peur.
Selma : Ce n’était pas seulement ça.
Moi : Selma !
Selma : Tu as eu envie de me détruire. ------------
Un silence se fit.
Moi : Oui.
Elle ouvrit les
yeux. Elle se calma enfin.
-J’ai été jalouse mais j’ai surtout eu peur. Oui,
enfin tu t’écroulais sous mes yeux, toi que je vénérais. Et c’est pour cela
que j’ai ri. Et mon rire était aigre et sale. Mon rire était un rire de
malaise.
Et c’est pour ça que je pleure,
Selma.
Elle ne voulut pas me regarder
-Selma, prends-moi dans tes bras.
- Je ne peux pas te regarder.
Tu me dégoûtes avec tes bras impuissants, ta mémoire qui se trouble quand elle
ne veut pas voir, ta langue qui ment. Tu
me dégoûtes avec ton discours double. Avec ta lâcheté. Avec ta cruauté
partielle.
Tu me dégoûtes avec ta nostalgie. Avec
tes souvenirs de notre attachement puéril.
Tu me dégoûtes avec ton affection. Que je sens encore collée contre
moi. Que tu ne mérites plus.
- Tu
dois me pardonner pourtant.
Elle se mit à pleurer. Un
torrent de larmes qui la fit se tordre. Elle dut s’asseoir.
Moi : Tu ne peux
pas vivre comme ça.
Selma : Je ne vis plus.
Moi : Je sais. Selma pardonne-moi.
Au nom de notre amitié gâchée, pardonne-moi. Je suis impardonnable mais je ne
peux pas vivre en te sachant ainsi, si seule et si triste. Selma, je veux
t’aider.
Elle se redressa.
Selma : Pas aujourd’hui.
Demain, peut-être.
Elle se coucha sur mon lit
et ferma ses paupières. Une flaque de sang s’était formée autour d’elle. Ce
n’était pas le sien, et elle sembla enfin connaître le repos. Ce n’était pas le
sien mais le leur. Elle les avait tués. Tous les deux.
Je sortis de la pièce et lui
fit couler un bain froid. J’y mis des roses blanches et un parfum de lilas. Je
me mis au piano. J’entendais ses gémissements au loin, ses larmes couler.
-----------
Mais le lendemain, elle se lèvera et elle ira
se baigner dans l’eau froide. Ses larmes auront séchées, elles mettra sa tête
dans l’eau transparente qui se teindra de rose. Elle sourira. « Le monde a
éclaté deux fois, dira-t-elle. Il peut enfin se reformer. » Et elle mettra la
tête sous l’eau.