Rue de Loire dix heures et
demie, le soir. Au coin d’une autre rue un homme titube… un homme jeune, avec
un chapeau, un imperméable. Une femme le secoue en le traitant de tous les
noms. Puis, brusquement, elle le lâche et il manque tomber. Elle le rattrape et
l’aide à s’asseoir sur un banc tout proche. Elle allume une cigarette et marche
de long en large en lui jetant des regards furieux. C’est une toute jeune
femme, presque une adolescente. Une grande fille brune, qui me semble-t-il de
loin (je passe sur l’autre trottoir, et me suis arrêté pour regarder la scène
qui pourtant n’est ni bruyante ni spectaculaire) serait sûrement jolie si elle
n’était attifée, au choix, comme un épouvantail, ou comme une punkette tendance
gothique, avec de hautes bottes de cuir noir et un long manteau peut-être en
cuir, noir également. Elle écrase son mégot par terre, secoue la tête. Se
tourne brusquement vers moi :
- Mais aidez-moi, au lieu de
mater comme un con !
Je m’apprête à lui répondre
vertement que j’ai autant qu’elle le droit d’être là, que la rue est à tout le
monde, que si cela ne lui plaît pas c’est le même prix, et… mais quelque chose
dans son regard m’en dissuade. Elle a l’air vraiment embêtée. Je traverse et
jette un coup d’œil à l’homme affalé sur le banc. Il n’a pas l’air très frais,
est-ce à cause d’un excès d’alcool, ou d’autre chose ? Est-il malade ? Je ne
crois pas, mais je ne suis pas médecin. La fille reprend l’initiative :
- Vous voulez bien m’aider à
le ramener à la maison ?
Devant mon air incertain,
elle précise :
- Evidemment, ce n’est pas tout près, du côté
de la porte des Grandois… Il faudrait aller jusqu’au tram, c’est là, au bout de
la rue ! Grand-Place, il me semble ?
Comme un taxi passe, je lui
fais signe. La fille commence à protester, mais je lui coupe la parole : je
paierai, ne vous inquiétez pas ! Le
chauffeur baisse la vitre côté trottoir, s’enquiert de la destination,
acquiesce d’un grognement, remonte la vitre.
Nous prenons le type chacun
sous un bras et le guidons vers la voiture. Il se laisse faire, à la fois mou
et curieusement tenant sur ses jambes. Je me demande bien ce qu’il a avalé, ce
qui lui est arrivé. Mais la réponse, ce sera pour plus tard. Je fais le tour du taxi, qui démarre. Nous
voilà encadrant le personnage « out » qui n’a toujours rien dit. La fille me
regarde, à la dérobée puis en face. C’est gentil, vous n’étiez pas obligé…
Eh si, j’étais obligé : on
ne laisse pas dans l’embarras une femme avec des yeux pareils, en fin de
soirée. Ce n’est même pas une question de se croire chevaleresque, ou un projet
de drague. C’est… compliqué, plus compliqué que ça - tout simplement, si on
peut dire.
En fait, je le sens, ceci
est une nuit première. J’ai pris le maquis, le maquis de l’âme -dirai-je avec
un zeste de lyrisme teinté d’ironie et un peu déplacé, je l’avoue.
Nous passons devant la
statue de la Vieille Porte. Le chauffeur a, sans consulter personne, pris par
les Maréchaux, ce qui lui a permis, à chaque arrêt à un feu rouge, de
contempler d’un air perplexe notre trio. Mais comme l’homme-qui-titube ne fait
pas mine d’être malade, le taxi a dû finir par se sentir rassuré : ses coussins
ne feront pas les frais de l’équipée.
- Voilà, on y est : prenez
la petite rue, là sur la gauche ! Demande ma voisine. Elle aussi m’a beaucoup
lorgné, pendant le trajet, mais sans se décider à engager la conversation.
Le chauffeur m’annonce le
prix de la course, je paie rapidement - gardez la monnaie. Il ne me remercie
même pas, jugeant sans doute le pourboire trop mince. Je rejoins la fille côté
trottoir, et nous aidons notre malade à s’extraire de la voiture. Une fois sur
la terre ferme, il chancelle de nouveau et comme par réflexe nous le rattrapons
au vol. De nouveau, chacun un de ses bras autour du cou. Où est-ce qu’on va ?
Demandai-je. Elle fait un signe de tête : par-là, ce n’est pas loin…
Effectivement, quelques minutes après, nous parvenons devant une petite maison,
précédée d’une grille. Quelque part une glycine répand le parfum de ses fleurs.
Les environs sont très calmes, il n’y a pas un passant dans la rue faiblement
éclairée par un réverbère jaunâtre. - Vous le tenez, s’il vous plaît, je prends
mes clés…
Elle ouvre la porte, revient
m’aider à soutenir son compagnon, et nous entrons dans la courette, foulons un
courte allée bétonnée. Nouvelle halte, pour la porte de la maison proprement
dite. De nouveau nous avançons, elle allume une lumière. Nous nous trouvons
dans une entrée encombrée d’un vélo, d’un porteparapluie et de bouteilles vides
probablement sur le chemin du bac de tri sélectif. L’inconnu heurte le vélo,
qui bouscule autre chose, un bruit de verre retentit, mais apparemment rien ne
se casse.
- Par ici, tenez, au bout du
couloir… Nous guidons notre fardeau jusqu’à une chambre où nous le laissons
tomber sur le lit. Sa compagne le recouvre d’un jeté de lit qu’elle tapote
ensuite d’un air distrait, puis me fait signe de sortir.
Nous nous retrouvons au bout
du couloir et elle me fait entrer dans la cuisine. Elle me remercie sans me
sourire pour autant, mais m’invite à boire quelque chose : - Il nous en a donné du mal, ce chameau
!
Je fais mine de protester,
que ce n’était rien, que…
- Oh ! Si, il est lourd,
toute seule je n’y serais pas arrivée ! Une fois, je me souviens…
Elle s’interrompt, endosse
le rôle de maîtresse de maison :
- Qu’est-ce que vous voulez
boire ? Je crois qu’on a de la bière, sinon du Côtes du Rhône ?
Elle verse le vin dans des
verres qu’elle prend sans regarder dans un buffet, s’asseoit et le convie à
faire de même.
- Quelle histoire, hein
?
Comme je ne réponds rien,
elle me regarde comme si elle se demandait s’il fallait m’en dire davantage.
Elle doit juger qu’en effet j’ai droit à une explication, car elle se
lance.
- C’est Bob. Un type
charmant, du moins en temps ordinaire - parce que là, évidemment, vous n’avez
pas bien pu vous en rendre compte ! - Ce qu’il y a, c’est qu’il boit trop, et
qu’en plus il prend des substances, comme il dit, pour tenir le coup, pour
planer, pour être ce qu’il rêve d’être, pour je ne sais pas quoi !
Elle hausse les épaules,
soupire. Quant à elle, d’après ce que je comprends du discours qu’elle
m’adresse pour plus ou moins se présenter, elle vient d’avoir dix-huit ans,
elle a quitté à la fin du mois d’août un foyer d’urgence dans lequel elle a été
accueillie pendant quelques mois, tant qu’elle était encore mineure, elle vit
dans la rue mais n’aime pas qu’on le dise, il y a des mots qu’elle refuse d’entendre,
je fais attention, car si elle se fâche elle ne dit plus rien, elle se mord la
lèvre et regarde par terre. C’est compris ?
Je ne sais trop que penser de ce qui ressemble malgré tout à une pose, à
un numéro qui me paraît surtout destiné à noyer le poisson. Est-ce qu’elle
récite comme si elle était à un cours de théâtre ? Est-ce qu’elle est sincère ?
- Car enfin, elle vit peut-être dans la rue, mais elle semble aussi bien
habiter ici, elle connaît la maison comme sa poche, alors à quoi rime vraiment
tout ceci ? Autant de questions que bien sûr je garde pour moi, car elle me
regarde droit dans les yeux, de ce regard qui est au fond la seule raison de ma
présence dans cette cuisine, comme de mon intervention de samaritain.
Nous jouons les chiens de
faïence quelques minutes. Soudain elle lance : « Il fait chaud, ici - Non ? »
et enlève son manteau. Elle quitte la pièce pour aller voir où en est son
homme. A son retour, elle s’assoit face à moi et m’adresse un sourire,
rassurant ou enjôleur, je ne sais trop.
Est-ce qu’au passage elle s’est rafraîchie dans la salle de bains, ou
est-ce que je m’habitue à son « look » ? A moins qu’elle s’épanouisse façon
fleur de la nuit… Quoi qu’il en soit, je trouve qu’elle est de plus en plus
attirante. Et la douceur dont elle fait preuve maintenant que le problème Bob a
été à peu près résolu ne fait bien sûr que renforcer ce sentiment. Je me
demande brusquement ce que je fais ici, dans cette maison isolée, avec cette
inconnue. La situation ne m’inquiète pas, mais m’étonne, cet enchaînement
d’événements que je me suis borné à accompagner, sans trop réfléchir. Quant à
elle, elle n’est apparemment pas perturbée le moins du monde par notre réunion
dans la cuisine, avec son compagnon dans la chambre voisine.
- Pauvre Bob,
soupire-t-elle, il est complètement assommé… Il ne va pas nous déranger de
sitôt - je veux dire, se reprend-elle, qu’il ne va pas venir nous faire la
conversation ce soir ! C’est même un peu dommage, parce qu’il est très fort, en
conversation !
Elle se tait. Au bout d’un
moment, de nouveau, elle me regarde, puis comme si elle pensait tout à coup à quelque
chose qu’auparavant elle aurait oublié, elle m’interroge :
- Il y a une autre chambre,
vous savez - vous voulez la voir ?
Ma foi ! Nous nous levons
d’un même mouvement et sortons de la cuisine. Je la suis, au passage je referme
sans bruit la porte de la pièce où repose le malade. Ma mystérieuse compagne
ouvre un battant, entre, allume. - Voilà
!
La pièce est identique à
l’autre, le papier peint est aussi laid, et usé. Le vaste lit est recouvert
d’un couvre-lit bleu sombre, parsemé de fleurs plus pâles. La fille le rabat
avant de s’asseoir. Tapote le tissu près d’elle :
- Allez, venez - vous voulez
bien ?
Comment refuser ? Je
m’installe près d’elle. Elle coule son corps contre le mien, me tend ses
lèvres. Nous roulons sur le lit… Un peu plus tard, alors que nous sommes bien,
alanguis l’un contre l’autre, une longue plainte qui traverse les murs nous
tire de notre quiétude. La jeune femme se dresse, tend l’oreille :
- C’est Bob, il a appelé… !
- Tu es sûre… ?
Elle saute du lit, et se
précipite dans le couloir. Je l’entends qui me crie : - Il n’a pas l’air bien du tout !
Me dirigeant vers l’autre
chambre, je la croise dans le couloir. Elle s’agrippe à mon bras :
- Je ne sais pas ce qu’il a… ! Oh ! Je m’en
veux !
Puis, sans transition :
- Mais rends-toi utile, au
lieu de rester planté là comme un con !
Oui, bien sûr. Je retourne
m’habiller, puis file vers la porte d’entrée :
- Je vais chercher du secours !
Elle est retournée dans la
pièce, je l’entrevois penchée sur Bob. Elle me crie :
- Il y a le téléphone dans la cuisine !
Sinon, prends mon portable, dans mon sac… Appelle le Samu !
Mais je commence à en avoir
assez, de cette histoire. Je ne sais pas à quel moment j’ai décidé que
j’appellerais avec mon propre portable, une fois sorti d’ici. Je l’ai donc
ignorée et j’ai poursuivi ma course.
Je me retrouve dans la rue,
je ne suis pas spécialement fier de moi. Mais c’était un moment très agréable
et après tout, il semble qu’elle aussi en ait eu envie - alors, hein…!