« Accusé, levez-vous ! », ordonne la Juge en guise
d’introduction. « J’appelle la première plaignante à exprimer ses griefs ! »,
enchaîne-t-elle sans attendre.
« Je viens ici dénoncer le forfait quotidien de
l’accusé ! », clame la Nuit. « Car c’est bien quotidiennement que ce gredin
vient, sous le faux nom d’Aube, juste avant le lever du jour, se glisser dans
mon lit pour arracher un à un les innombrables voiles qui protègent ma pudeur !
».
Un « oh ! » de réprobation parcourt la salle s’imaginant l’embarras de la
belle ainsi dénudée, jour après jour, contre son gré.
La juge reprend
immédiatement le contrôle de la situation en intimant, d’un coup de maillet
sec, le silence à son émotif auditoire. « Second plaignant ! », enchaîne-t-elle
pour couper court à toute tentation de contestation.
« C’est aussi d’un forfait
quotidien que je suis victime ! », clame à son tour le Jour. « Dès qu’épuisé
par une longue journée de travail, je relâche les feux de ma vigilance,
l’accusé en profite pour me couvrir de couches d’obscurité jusqu’à m’engloutir
! ».
« A mort ! », lance un excité dans la salle, contraignant la Juge à une
interruption de séance pour éteindre le début d’incendie provoqué dans le
public par cette étincelle qui se répand comme une traînée de poudre.
A la reprise,
la Juge est tendue. Son verdict risque de refaire monter en température la
salle dont on sent la tension contenue.
« Accusé, levez-vous ! Voici mes
conclusions : si votre attitude est, d’un point de vue moral, tout à fait
condamnable, elle ne l’est pas d’un point de vue juridique. On ne peut la
qualifier de vol puisque vous rendez, chaque soir, au Jour, ce que vous avez
pris, le matin, à la Nuit. D’un point de vue légal, il s’agit donc d’un simple
emprunt, non passible de poursuites ! ».
Au grand étonnement de la Juge, la
salle reste silencieuse, sans doute estomaquée que le double forfait de
l’accusé s’annule aux yeux de la Loi.
« Madame la Juge ! », interpelle une voix
forte venue du banc des parties civiles. La Juge reconnait immédiatement l’avocat
des ‘Mouvements Idéologiques Unifiés’. Elle lui fait un signe de tête pour
l’inviter à poursuivre.
« Merci, Madame la Juge. Vos conclusions sont bien
entendu d’une justesse incontestable. Mais si vous me le permettez, vous n’avez
pas poussé leur première partie jusqu’au bout de leur logique. Si vous
reconnaissez le caractère immoral de l’accusé, ne doit-il pas être poursuivi
pour perversion des esprits ? Comment passer sous silence les conséquences
néfastes sur la santé mentale de notre population de ces périodes de pénombre,
où on ne distingue plus les hommes des brutes, les femmes honnêtes des
gourgandines, les chiens des loups ? Imaginez un Monde parfait où Jour et Nuit
se succéderaient sans transition, où tout serait franchement blanc ou noir, où
les gris incertains seraient bannis…
- J’entends bien que ce Monde que vous
décrivez ferait l’affaire de vos clients, Maître, mais est-ce bien à la Réalité
de se conformer à la vision manichéenne des intérêts que vous défendez ? »,
tente de recadrer la Juge qui sent la salle de nouveau prête à basculer vers
ses plus mauvais penchants.
« Pensez à notre Jeunesse, Madame la Juge ! Il est
de votre devoir de la protéger contre les agissements de l’accusé qui
affaiblissent son âme, qui troublent ses certitudes, qui tempèrent ses ardeurs
! », insiste l’avocat en se tournant progressivement vers le public qu’il prend
à témoin.
Un « Madame la Juge ! » vient calmer le sourd
grondement s’élevant des poitrines offusquées de l’auditoire. C’est l’avocate
de la Défense qui demande la parole. La Juge saisit l’occasion de reprendre la
main et la presse de continuer.
« Merci, Madame la Juge ! Je remercie mon cher
confrère d’avoir si bien expliqué pourquoi mon client doit être relaxé. Que
serait notre Monde sans la silhouette de la biche devinée derrière le bosquet
encore plongé dans une demi-obscurité matinale ? Que serait notre Monde sans la
courbe d’une anche se découpant dans le jour finissant ? Que serait notre Monde
si l’on en chassait les poètes pour laisser carte blanche aux Idéologues ? ».
Profitant du bref moment d’enchantement créé par l’avocate, la Juge annonce à
une foule encore subjuguée : « Relaxe ! ».
Le Crépuscule est évacué par une porte dérobée avant que les fanatiques
n’aient pu réagir. « Nous ferons appel ! », hurle l’avocat des Mouvements
Idéologiques Unifiés avant de sortir, furieux, du Tribunal.
Alors, un conseil,
profitez-en tant que vous le pouvez. Sait-on jamais…